Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun


Louise-Elisabeth Vigée Lebrun, Jeune femme au chapeau enrubanné

LETTRES A LA PRINCESSE KOURAKIN.

LETTRE I.

Mon enfance. — Mes parens. — Je suis mise au couvent. — Ma passion pour la peinture — Société de mon père — Doyen. Poinsinet. — Davesne. — Ma sortie du couvent. — Mon frère

Ma bien bonne amie, vous me demandez avec tant d'instances de vous écrire mes souvenirs, que je me décide à vous satisfaire. Que de sensations je vais éprouver en me rappelant et les évènemens divers dont j'ai été témoin! et des amis, qui n'existent plus que dans ma pensée! Toutefois, la chose me sera facile, car mon cœur a de la mémoire, et dans mes heures de solitude, ces amis si chers m'entourent encore, tant mon imagination me les réalise. Je joindrai d'ailleurs à mon récit les notes que j'ai prises à différentes époques de ma vie, sur une foule de personnes dont j'ai fait le portrait, et qui, pour la plupart, étaient de ma société; grâce à ce secours, les plus doux momens de mon existence vous seront connus aussi bien qu'ils me le sont à moi-même.

Je vous parlerai d'abord, chère, amie, de mes premières années, parce qu'elles ont été le présage de toute ma vie, puisque mon amour pour la peinture s'est manifesté dès mon enfance. On me mit au couvent à l'âge de six ans; j'y suis restée jusqu'à onze. Dans cet intervalle, je crayonnais sans cesse et partout ; mes cahiers d'écriture, et même ceux de mes camarades, étaient remplis à la marge de petites têtes de face, ou de profil; sur les murs du dortoir, je traçais avec du charbon des figures et des paysages, aussi vous devez penser que j'étais souvent en pénitence. Puis, dans les momens de récréation, je dessinais sur le sable tout ce qui me passait par la tète. Je me souviens qu'à l'âge de sept ou huit ans je dessinai à la lampe un homme à barbe, que j ai toujours gardé. Je le fis voir à mon père qui s'écria transporté de joie: Tu seras peintre, mon enfant, ou jamais il n'en sera. Je vous fais ce récit pour vous prouver à quel point la passion de la peinture était innée en moi. Cette passion ne s'est jamais affaiblie; je crois même qu'elle n'a fait que s'accroître avec le temps ; car, encore aujourd'hui, j'en éprouve, tout le charme, qui ne finira j'espère qu'avec ma vie. C'est au reste à cette divine passion que je dois, non-seulement ma fortune, mais aussi mon bonheur, puisque dans ma jeunesse comme à présent, elle a établi des rapports entre moi et tout ce qu'il y avait de plus aimable, de puis distingué dans l'Europe, en hommes et en femmes. Le souvenir de tant de personnes remarquables que j'ai connues prête souvent pour moi du charme à la solitude. Je vis encore alors avec ceux qui ne sont plus, et je dois remercier la Providence qui m'a laissé ce reflet d'un bonheur passé.

J'avais au couvent une santé très faible, en sorte que mon père et ma mère venaient souvent me chercher pour passer quelques jours avec eux, ce qui me charmait sous tous les rapports. Mon père, nommé Vigée, peignait fort bien au pastel; il y a même des portraits de lui qui seraient dignes du fameux Latour. Il a fait aussi des tableaux à l'huile, dans, le genre de Wateau. Celui que vous avez vu chez moi est d'une charmante couleur, et fait avec esprit. Mais, pour en revenir aux jouissances que j'avais dans la maison maternelle, je vous dirai que mon père me donnait la permission de peindre quelques têtes au pastel, et qu'il me laissait aussi barbouiller toute la journée avec ses crayons.

Il avait tellement l'amour de son art que cette passion lui donnait de fréquentes distractions. Je me rappelle qu'un jour, étant tout habillé pour aller dîner en ville, il sort; mais en pensant au tableau qu'il avait commencé, il retourne chez lui, dans l'idée d'y retoucher. II ôte sa perruque, met son bonnet de nuit, et ressort, ainsi coiffé, vêtu d'un habit à brandebourgs dorés, l'épée au côté, etc. Sans un voisin , qui l'avertit de sa distraction, il courait la ville dans ce costume.

Mon père avait infiniment d'esprit. Sa gaieté si naturelle, se communiquait à tout le monde, et bien souvent on venait se faire peindre par lui pour jouir de son aimable conversation; peut-être connaissez-vous déjà l'anecdote suivante : faisant un jour le portrait d'une assez jolie femme, il s'aperçut que, lorsqu'il travaillait à la bouche, cette femme grimaçait sans cesse pour la rendre plus petite. Impatienté de ce manège, mon père lui dit avec un grand sang-froid : — Ne vous tourmentez pas ainsi, madame, pour peu que vous le désiriez, je ne vous en ferai pas du tout.

Ma mère était très belle (on peut en juger par le portrait au pastel que mon père a fait d'elle, et par celui que j'ai fait à l'huile beaucoup plus tard). Sa sagesse était austère. Mon père l'adorait comme une divinité; mais les grisettes lui tournaient la tête. Le premier jour de l'an était pour lui un jour de fête : il courait à pied tout Paris, sans faire une seule visite, uniquement pour embrasser toutes les jeunes fillettes qu'il rencontrait, sous le prétexte de leur souhaiter une bonne année.

Ma mère était très pieuse. Je l'étais aussi de cœur. Nous entendions toujours la grand'messe; nous allions aux offices divins. Dans le carême surtout nous n'en manquions aucun, pas même les prières du soir. De tout temps j'ai aimé les chants religieux, et les sons de l'orgue me faisaient alors une telle impression que je pleurais sans pouvoir m'en empêcher. Depuis, ces sons m'ont toujours rappelé la perte que j'ai faite dé mon père.

A cette époque, mon père réunissait les soirs plusieurs artistes et quelques gens de lettres. Je placerai en tête Doyen , peintre d'histoire, l'ami intime de mon père, et mon premier ami. Doyen était le meilleur homme du monde, plein d'esprit et de sagacité ; ses aperçus sur les choses et sur les personnes ont toujours été d'une justesse extrême; et de plus, il parlait avec tant de chaleur de la peinture, qu'il me faisait battre te cœur; Poinsinet, qui avait aussi beaucoup d'esprit et de gaîté. Peut-être avez vous entendu parler de sa prodigieuse crédulité. Elle l'exposait sans cesse aux mystifications les plus étranges. Un jour, par exemple, on réussit à lut persuader qu'il existait une charge d'écran du roi, et voilà qu'on le place devant le feu le plus ardent, de manière à lui griller les mollets. Pour peu qu'il voulut s'éloigner : Ne bougez pas, disait-on, il faut vous habituer à la grande chaleur, autrement vous n'aurez pas la charge. Il s'en fallait de beaucoup, cependant, que Poinsinet fût un sot. Plusieurs de ses ouvrages sont encore applaudis aujourd'hui, et il est le seul homme de lettres qui ait obtenu le même soir trois succès dramatiques. Emelinde, au grand Opéra, le Cercle aux Français, et Tom Jones à l'Opéra-Comique : quelqu'un dit alors, en parlant du Cercle, où la société de cette époque est si bien peinte, que Poinsinet avait écouté aux portes. La fin de Poinsinet est des plus tragiques. On lui mit en tète le goût des voyages; il commença par l'Espagne, et périt en traversant le Guadalquivir.

Je dois citer aussi un nommé Davesne, peintre et poète, assez médiocre dans ces deux arts, mais que sa conversation, fort spirituelle, avait fait admettre aux soupers de mon père. Je puis vous donner un échantillon des vers de ce Davesne; car, je ne sais comment, je n'ai jamais oublié ceux-ci, qui, je crois n'ont point été imprimés.

Plus n'est le temps, où de mes seuls couplets
ma Lise aimait à se voir célébrée.
Plus n'est le temps où, de mes seuls bouquets
Je la voyais toujours parée.
Les vers que l'amour me dictait
Ne répétaient que le nom de Lisette,
Et Lisette les écoutait.
Plus d'un baiser payait ma chansonnette.
Au même prix qui n'eût été poète !

enfin, quoique je fusse à peine sortie de l'enfance alors, je me rappelle parfaitement la gaieté de ces soupers de mon père. On me faisait quitter la table avant le dessert ; mais de ma chambre j'entendais des rires, des joies, des chansons, auquels je ne comprenais rien, à vrai dire, et qui pourtant n'en rendaient pas moins mes jours de congé délicieux.

A onze ans je sortis tout-à-fait du couvent, après avoir fait ma première communion, et Davesne, qui peignait à l'huile, me fit demander chez lui, pour m'apprendre à charger une palette ; sa femme venait me chercher. Ils étaient si pauvres, qu'ils me faisaient peine et pitié. Un jour, comme je désirais finir une tête que j'avais commencée, ils me retinrent à dîner chez eux; ce dîner se composait d'une soupe et de pommes cuites. Tous deux, je crois, ne se restauraient qu'en venant souper chez mon père.

J'éprouvais un grand bonheur de ne plus quitter mes parens. Mon frère, plus jeune que moi de trois ans, était beau comme un ange ; il avait une intelligence fort au-dessus de son âge, et se distinguait dans ses études au point qu'il rapportait toujours de son collège les témoignages les plus flatteurs. J'étais bien loin d'avoir sa vivacité, son esprit, et surtout son joli visage; car à cette époque de ma vie, j'étais laide. J'avais un front énorme, les yeux très enfoncés; mon nez était le seul joli trait de mon visage pâle et amaigri. En outre, j'avais grandi si rapidement qu'il m'était impossible de me tenir droite, je pliais comme un roseau. Toutes ces imperfections désolaient ma mère ; j'ai cru m'apercevoir qu'elle avait un faible pour mon frère; car elle le gâtait, et lui pardonnait aisément ses torts de jeunesse, tandis qu'elle était fort sévère pour moi. En revanche, mon père me comblait de bontés et d'indulgence. Sa tendresse le rendait de plus en plus cher à mon cœur: aussi cet excellent père m'est-il toujours présent, et je ne pense pas avoir oublié un seul mot qu'il ait dit devant moi. Combien de fois, surtout, me suis-je rappelé, en 1789, le trait suivant comme une sorte de prophétie : un jour que mon père sortait d'un dîner de philosophes, où se trouvaient Diderot, Helvétius et d'Alembert, il paraissait si triste, que ma mère lui demanda ce qu'il avait : « Tout ce que je viens d'entendre, ma chère amie, répondit-il, me fait croire que bientôt le monde sera sens dessus dessous. »

Je finis cette longue lettre, ma bien bonne amie, en vous embrassant de toute mon âme.

Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835

 


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