LETTRES A LA PRINCESSE KOURAKIN.
LETTRE III.
Mes promenades. — Le Colysée, le Wauxhall d'été. — Marly, Sceaux.
— Ma société à Paris. — Le Moine le sculpteur. — Gerbier. — La
princesse de Rohan-Rochefort. — La comtesse de Brionne. — Le cardinal
de Rohan. — M. de Rhullières. — Le duc de Lauznn. — Je fais hommage
à l'Académie française des portraits du cardinal de Fleury et
de La Bruyère. — Lettre de d'Alembert et sa visite à cette occasion.
Je reprendrai, chère amie, le cours de mes promenades
dans ce que je puis appeler l'ancien Paris, tant, depuis ma jeunesse,
cette ville a subi de métamorphoses sous tous les rapports. Une
des plus fréquentées était la promenade des boulevards du Temple.
Tous les jours, mais le jeudi principalement, des centaines de voitures
allaient, venaient, ou stationnaient contre les allées où sont encore
maintenant les cafés et les parades. Les jeunes gens achevai caracolaient
autour d'elles, comme à Longchamp ; car Longchamp existait déjà
(1). Les allées, ou bas-côtés, étaient pleines d'une foule immense
de promeneurs, jouissant du plaisir d'admirer ou de critiquer toutes
ces belle dames, très parées, qui passaient dans leurs brillans
équipages
Un des côtés du boulevard (celui où se trouve maintenant
le café Turc) offrait un spectacle qui bien souvent m'a donné le
fou rire. C'était une longue rangée de vieilles femmes du Marais,
assises gravement sur des chaises, et les joues tellement couvertes
de rouge qu'elles ressemblaient tout-à-fait à des poupées. Comme
à cette époque les femmes d'un rang élevé pouvaient seules porter
du rouge, ces dames croyaient devoir jouir du privilège dans toute
sa latitude. Un de nos amis, qui les connaissait pour la plupart,
nous dit qu'elles n'avaient d'autre occupation que celle de jouer
au loto du matin au soir, et qu'un jour qu'il revenait de Versailles,
quelques-unes d'elles lui demandant des nouvelles, il répondit qu'il
venait d'apprendre que M. de La Pérouse devait partir pour aller
faire le tour du monde : En vérité, s'écria la maîtresse de la maison,
il faut que cet homme-là soit bien désœuvré !
Plus tard, long-temps après mon mariage, j'ai vu sur
ce même boulevard divers petits spectacles. Le seul où j'aie été
souvent, et qui m'amusait beaucoup, était celui des Fantoccini de
Carlo Périco. Ces marionnettes étaient si bien faites, et leurs
mouvemens si naturels qu'elles faisaient parfois illusion. Ma fille,
qui avait au plus six: ans et que j'y menais avec moi, ne doutait
pas d'abord que ces personnages ne fussent vivans. Quand je lui
eus dit le contraire, je me rappelle que je la menai peu de jours
après à la Comédie Française, où ma loge était assez éloigné du
théâtre : « et ceux-là, maman, me dit-elle, sont-ils vivans? »
Le Colysée était encore un lieu de réunion fort à
la mode; on l'avait établi dans un des grands carrés des Champs-Elysées,
en bâtissant une immense rotonde. Au milieu se trouvait un lac,
rempli d'une eau limpide, sur lequel se faisaient des joutes de
bateliers. On se promenait tout autour dans de larges allées sablées,
et garnies de sièges. Quand la nuit venait, tout le monde quittait
lé jardin pour se réunir dans un salon immense où l'on entendait
tous les soirs une excellente musique à grand orchestre. Mademoiselle
Lemaure, très célèbre alors, y a chanté plusieurs fois, ainsi que
beaucoup d autres fameuses cantatrices. Le large perron qui conduisait
à cette salle du concert était le rendez-vous de tous les jeunes
élégans de Paris, qui, placés sous les portiques illuminés, ne laissaient
point passer une femme sans lancer une épigramme. Un soir, comme
j'en descendais les degrés avec ma mère, le duc de Chartres (depuis
Philippe égalité) se tenait là, donnant le bras au marquis de Genlis,
son compagnon d'orgies, et les pauvres malheureuses qui se présentaient
à leurs yeux n'échappaient point aux sarcasmes les plus infîmes.
— Ah ! pour celle-ci, dit le duc très haut en me désignant, il n'y
a rien à dire. Ce mot, que beaucoup de personnes entendaient ainsi
que moi, me causa une si grande satisfaction, que je me le rappelle
encore aujourd'hui avec un certain plaisir.
A peu près dans le même temps, il existait sur le
boulevard du Temple ce qu'on appelait le Wauxhall d'été, dont le
jardin n'était autre chose qu'un large espace destiné à la promenade
et autour duquel s'élevaient des gradins couverts, où s'asseyait
la bonne compagnie. On s'y réunissait de jour en été, et la soirée
finissait par un très beau feu d'artifice.
Tous ces lieux étaient bien plus à la mode alors,
que ne l'est maintenant Tivoli. II est même assez étonnant que les
Parisiens, qui n'ont pour toutes promenades que les Tuileries et
le Luxembourg , aient renoncé à ces établissemens, moitié citadins,
moitié champêtres, où l'on allait respirer le soir en prenant des
glaces.
Mon vilain beau-père , ennuyé sans doute des hommages
publics que l'on rendait à la beauté de ma mère, et j'oserai dire
aussi à la mienne, nous interdit les promenades, et nous dit un
jour qu'il allait louer une campagne. A ces mots le cœur me battit
de joie; car j'aimais la campagne passionnément. J'avais d'autant
plus le désir d'y séjourner que j'en éprouvais un besoin réel, attendu
que je couchais alors au pied du lit de ma mère, dans un coin enfoncé,
où le jour n'arrivait jamais. Aussi le matin, quelque temps qu'il
fit, mon premier soin était d'ouvrir la fenêtre pour respirer, tant
j'avais soif d'air.
Mon beau père loua donc une petite bicoque à Chaillot,
et nous allions y coucher le samedi pour revenir à Paris le lundi
matin. Dieu ! quelle campagne! imaginez-vous, ma chère, un
très petit jardin de curé; point d'arbres, point d'autre abri contre
le soleil qu'un petit berceau où mon beau-père avait planté des
haricots et des capucines qui ne poussaient pas. Encore n'avions-nous
que le quart de ce charmant jardin: il était séparé en quatre par
de petits bâtons, et les trois autres parties étaient louées à des
garçons de boutique, qui, tous les dimanches, venaient s'amuser
à tirer des coups de fusil sur les oiseaux. Ce bruit perpétuel me
mettait dans un état de désespoir, outre que j'avais une peur affreuse
d'être tuée par ces maladroits, tant ils visaient de travers.
Je ne comprenais pas qu'on pût appeler la campagne,
ce lieu si bête, si anti-pittoresque, où je m'ennuyais au point
que je bâille de souvenir en vous écrivant ceci Enfin mon bon ange
amena à mon secours une amie de ma mère, madame Suzanne, qui vint
dîner un jour à Chaillot avec son mari. Tous deux eurent pitié de
moi, de mon ennui, et me menèrent quelquefois faire des courses
charmantes. Malheureusement on ne pouvait pas compter sur M. Suzanne
tous les dimanches, car il avait une singulière maladie : de deux
jours l'un, il s'enfermait dans sa chambre, sans voir personne,
pas même sa femme ; ne voulant ni parler, ni manger. Le lendemain,
il est vrai, il reprenait toute sa gaieté et ses manières habituelles
; mais vous sentez que pour faire une partie avec lui, il fallait
se tenir au courant de l'intermittence.
Nous allâmes d'abord à Marly-le-Roi, et là, pour la
première fois, je pris l'idée d'un séjour enchanteur. De chaque
côté du château , qui était superbe, s'élevaient six pavillons,
qui se communiquaient par des berceaux de jasmin et de chèvrefeuille.
Des eaux magnifiques, qui tombaient en cascades du haut d'une montagne
située derrière le château, fournissaient un immense canal, sur
lequel se promenaient des cignes. Ces beaux arbres, ces salles de
verdure, ces bassins, ces jets d'eau, dont un s'élevait à une hauteur
si prodigieuse qu'on le perdait de vue; tout était grand, tout était
royal, tout y parlait de Louis XIV. L'aspect de ce séjour ravissant
me fit alors tant d'impression, qu'après mon mariage, je suis retournée
Souvent à Marly. Un matin j'y ai rencontré la reine, qui se promenait
dons le parc avec plusieurs dames de sa cour. Toutes étaient en
robes blanches, et si jeunes, si jolies qu'elles me firent l'effet
d'une apparition. J'étais avec ma mère, et je m'éloignais, quand
la reine eut la bonté de m'arrêter, m'engageant à continuer ma promenade
partout où il me plairait. Hélas! quand je suis revenue en France,
en 1802, j'ai couru revoir mon noble et riant Marly. Le palais,
les arbres, les cascades, les bassins, tout avait disparu ; je n'ai
plus trouvé qu'une seule pierre, qui semble marquer le milieu du
salon.
M. et madame Suzanne me menèrent voir aussi le château
et lé parc de Sceaux. Une partie de ce parc (celle qui a
voisinait le château) était dessinée régulièrement
en gazons, en parterres, remplis de mille fleurs, comme le jardin
des Tuileries l'autre n'offrait aucune symétrie; mais un
magnifique canal et les plus beaux arbres que j'aie vus de ma vie
la rendaient de beaucoup préférable selon moi. Une
chose qui prouvait la bonté du maître de ce magnifique
séjour, c'est que le parc de Sceaux était une promenade
publique ; l'excellent duc de Penthièvre avait toujours voulu
que tout le monde y entrât, et les dimanches principalement ce parc
était très fréquenté.
Je trouvais bien cruel de quitter ces magnifiques
jardins pour rentrer dans le triste Chaillot. Enfin, l'hiver nous
fixa tout-à-fait à Paris, où je passais de la manière la plus agréable
le temps que me laissait le travail. Dès l'âge de quinze ans, j'avais
été répandue dans la haute société; je connaissais nos premiers
artistes, en sorte que je recevais des invitations de toutes parts.
Je me souviens fort bien que j'ai dîné en ville pour la première
fois chez le sculpteur Le Moine, alors en grande réputation. Le
Moine était d'une simplicité extrême ; mais il avait le bon goût
de rassembler chez lui une foule d'hommes célèbres et distingués;
ces deux filles faisaient parfaitement les honneurs de sa maison.
Je vis là le fameux Lekain, qui me fit peur, tant il avait l'air
sombre et farouche; ses énormes sourcils ajoutaient encore à l'expression
si peu gracieuse de son visage. Il ne parlait point, mais il mangeait
énormément. A côté de lui, tout en face de moi, se trouvait la plus
jolie femme de Paris, madame de Bonneuil, (mère de madame Regnault
Saint Jean d'Angely) qui alors était fraîche comme une rosé. Sa
beauté si douce avait tant de charme que je ne pouvais en détourner
mes yeux, d'autant plus qu'on l'avait aussi placée près de son mari,
qui était laid comme un singe, et que les figures de Lekain et de
M. de Bonneuil formaient un double repoussoir, dont bien certainement
elle n'avait pas besoin.
C'est chez Le Moine que j'ai connu Gerbier, le célèbre
avocat; sa fille, madame de Roissy, était fort belle, et c'est une
des premières femmes dont j'aie fait le portrait. Nous avions souvent
à ces dîners, Grétry, La tour, fameux peintre au pastel ; on riait,
on s'amusait. L'usage à cette époque était de chanter au dessert:
madame de Bonneuil, qui avait une voix charmante, chantait avec
son mari des duos de Grétry, puis venait le tour de toutes les jeunes
demoiselles, dont cette mode, il faut l'avouer, faisait le supplice;
car on les voyait pâlir, trembler, au point de chanter souvent faux.
Malgré ces petites dissonnances, le dîner finissait gaiement, et
l'on se quittait toujours à regret, bien loin de demander sa voiture
en se levant de table, ainsi que l'on fait aujourd'hui.
Je ne puis cependant parler des dîners actuels que
par ouï-dire, attendu que, peu de temps après celui dont je vous
parle, j'ai cessé pour toujours de dîner en ville. Les heures de
jour m'étaient réellement trop précieuses pour les donner à la société,
et un bien petit événement qui m'arriva vint me décider tout à coup
à ne plus sortir que le soir. J'avais accepté à dîner chez la princesse
de Rohan Rochefort. Toute habillée et prête à monter en voiture,
l'idée me prend d'aller revoir un portrait que j'avais commencé
le matin. J'étais vêtue d'une robe de satin blanc, que je mettais
pour la première fois; je m'assieds, sur une chaise, qui se trouvait
en face de mon chevalet, sans m'apercevoir que ma palette était
posée dessus ; vous jugez que je mis ma robe dans un tel état que
je fus obligée de rester chez moi, et dès lors je pris là résolution
de ne plus accepter que des soupers.
Ceux de la princesse de Rohan Rochefort étaient charmans.
Le fond de la société se composait de la belle comtesse de Brionne
et de sa fille la princesse de Lorraine, du duc de Choiseut, du
cardinal de Rohan, de M. de Rulhières l'auteur des Disputes ; mais
le plus aimable de tous les convives était sans contredit le dut
de Lauzun; on n'a jamais eu autant d'esprit et de gaieté, il nous
charmait tous. Souvent la soirée se passait à faire de la musique,
et quelquefois je chantais en m'accompagnant sur la guitare. On
soupait à dix heures et demie; jamais plus de dix ou douze à table.
C'était à qui serait le plus aimable et le spirituel. J'écoutais
seulement, comme vous pouvez croire, et quoique trop jeune pour
apprécier entièrement le charme de cette conversation, elle me dégoûtait
de beaucoup d'autres.
Je vous ai dit souvent, chère amie, que ma vie de
jeune fille n'avait ressemblé à aucune autre. Non-seulement mon
talent, tout faible que je le trouvais, quand je pensais aux grands
maîtres, me faisait accueillir et rechercher dans tous les salons
; mais je recevais parfois des preuves d'une bienveillance pour
ainsi dire publique, dont j'éprouvais beaucoup de joie ; je vous
l'avoue franchement. Par exemple, j'àvais fait, d'après les gravures
du temps, les portraits du cardinal de Fleury et de La Bruyère;
J'en fis hommage à l'Académie française, qui, par l'organe de d'Alembert,
son secrétaire perpétuel, m'adressa la lettre que je copie ici,
et que je conserve précieusement :
MADEMOISELLE,
L'Académie française à reçu avec toute là reconnaissance possible
là lettre charmante que vous lui avez écrite, et les beaux portraits
de Fleury et de La Bruyère que vous avez bien voulu lui envoyer
pour être placés dans sa salle d'assemblée, où elle désirait depuis
longtemps de les voir. Ces deux portraits, en lui retraçant deux
hommes dont le nom lui est cher, lui rappelleront sans cesse,
Mademoiselle, le souvenir de tout ce qu'elle vous doit et qu'elle
est très flattée de vous devoir; ils seront de plus à ses yeux
un monument durable de vos rares talens, qui lui étaient connus
par la voix publique, et qui sont encore relevés en vous par l'esprit,
par les grâces et par la plus aimable modestie. La compagnie,
désirant de répondre à un procédé aussi honnête que le vôtre,
de la manière qui peut vous être la plus agréable, vous prie,
Mademoiselle, de vouloir bien accepter vos entrées à toutes ses
assemblées publiques. C'est ce qu'elle a arrêté dans son assemblée
d'hier par une délibération unanime qui a été sur-le-champ insérée
dans ses registres et dont elle m'a chargé de vous donner avis
en y joignant tous ses remerciemens. Cette commission me flatte
d'autant plus qu'elle me procure l'occasion de vous assurer. Mademoiselle,
de l'estime distinguée dont je suis pénétré depuis long-temps
pour vos talens et pour votre personne, et que je partage avec
tous les gens de goût , et avec tous les gens honnêtes.
J'ai l'honneur d'être avec respect, mademoiselle, votre très
humble et très obéissant serviteur,
D'ALEMBERT,
Secrétaire perpétuel de l'Académie française.
Paris, 10 août 1775.
L'hommage de ces deux portraits à l'Académie me procura
bientôt l'honneur de la visite de d'Alembert, petit homme sec et
froid, mais d'une politesse exquise. Il resta long-temps et parcourut
mon atelier, en me disant mille choses flatteuses. Je n'ai jamais
oublié qu'il venait de sortir, quand une grande dame, qui s'était
trouvée là, me demanda si j'avais fait d'après nature ces portraits
de La Bruyère et de Fleury dont on venait de parler? - « Je
suis un peu trop jeune pour cela » répondis-je sans pouvoir m'empêcher
de rire, mais fort contente pour la pauvre dame que l'académicien,
fût parti.
Adieu, chère amie.
(1) Il
était même fort brillant. Les filles entretenues dépensaient des
trésors pour y éclipser tout le monde, et l'on cite une demoiselle
Renard que l'on y vit paraître un jour dans une voiture traînée
par quatre chevaux dont les harnais étaient couverts de pierres
fausses, imitant le diamant à s'y méprendre.
Extrait du livre :
Souvenirs de madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835
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