Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun


Boulevard du Temple
Boulevard du Temple

LETTRES A LA PRINCESSE KOURAKIN.

LETTRE III.

Mes promenades. — Le Colysée, le Wauxhall d'été. — Marly, Sceaux. — Ma société à Paris. — Le Moine le sculpteur. — Gerbier. — La princesse de Rohan-Rochefort. — La comtesse de Brionne. — Le cardinal de Rohan. — M. de Rhullières. — Le duc de Lauznn. — Je fais hommage à l'Académie française des portraits du cardinal de Fleury et de La Bruyère. — Lettre de d'Alembert et sa visite à cette occasion.

Je reprendrai, chère amie, le cours de mes promenades dans ce que je puis appeler l'ancien Paris, tant, depuis ma jeunesse, cette ville a subi de métamorphoses sous tous les rapports. Une des plus fréquentées était la promenade des boulevards du Temple. Tous les jours, mais le jeudi principalement, des centaines de voitures allaient, venaient, ou stationnaient contre les allées où sont encore maintenant les cafés et les parades. Les jeunes gens achevai caracolaient autour d'elles, comme à Longchamp ; car Longchamp existait déjà (1). Les allées, ou bas-côtés, étaient pleines d'une foule immense de promeneurs, jouissant du plaisir d'admirer ou de critiquer toutes ces belle dames, très parées, qui passaient dans leurs brillans équipages

Un des côtés du boulevard (celui où se trouve maintenant le café Turc) offrait un spectacle qui bien souvent m'a donné le fou rire. C'était une longue rangée de vieilles femmes du Marais, assises gravement sur des chaises, et les joues tellement couvertes de rouge qu'elles ressemblaient tout-à-fait à des poupées. Comme à cette époque les femmes d'un rang élevé pouvaient seules porter du rouge, ces dames croyaient devoir jouir du privilège dans toute sa latitude. Un de nos amis, qui les connaissait pour la plupart, nous dit qu'elles n'avaient d'autre occupation que celle de jouer au loto du matin au soir, et qu'un jour qu'il revenait de Versailles, quelques-unes d'elles lui demandant des nouvelles, il répondit qu'il venait d'apprendre que M. de La Pérouse devait partir pour aller faire le tour du monde : En vérité, s'écria la maîtresse de la maison, il faut que cet homme-là soit bien désœuvré !

Plus tard, long-temps après mon mariage, j'ai vu sur ce même boulevard divers petits spectacles. Le seul où j'aie été souvent, et qui m'amusait beaucoup, était celui des Fantoccini de Carlo Périco. Ces marionnettes étaient si bien faites, et leurs mouvemens si naturels qu'elles faisaient parfois illusion. Ma fille, qui avait au plus six: ans et que j'y menais avec moi, ne doutait pas d'abord que ces personnages ne fussent vivans. Quand je lui eus dit le contraire, je me rappelle que je la menai peu de jours après à la Comédie Française, où ma loge était assez éloigné du théâtre : « et ceux-là, maman, me dit-elle, sont-ils vivans? »

Le Colysée était encore un lieu de réunion fort à la mode; on l'avait établi dans un des grands carrés des Champs-Elysées, en bâtissant une immense rotonde. Au milieu se trouvait un lac, rempli d'une eau limpide, sur lequel se faisaient des joutes de bateliers. On se promenait tout autour dans de larges allées sablées, et garnies de sièges. Quand la nuit venait, tout le monde quittait lé jardin pour se réunir dans un salon immense où l'on entendait tous les soirs une excellente musique à grand orchestre. Mademoiselle Lemaure, très célèbre alors, y a chanté plusieurs fois, ainsi que beaucoup d autres fameuses cantatrices. Le large perron qui conduisait à cette salle du concert était le rendez-vous de tous les jeunes élégans de Paris, qui, placés sous les portiques illuminés, ne laissaient point passer une femme sans lancer une épigramme. Un soir, comme j'en descendais les degrés avec ma mère, le duc de Chartres (depuis Philippe égalité) se tenait là, donnant le bras au marquis de Genlis, son compagnon d'orgies, et les pauvres malheureuses qui se présentaient à leurs yeux n'échappaient point aux sarcasmes les plus infîmes. — Ah ! pour celle-ci, dit le duc très haut en me désignant, il n'y a rien à dire. Ce mot, que beaucoup de personnes entendaient ainsi que moi, me causa une si grande satisfaction, que je me le rappelle encore aujourd'hui avec un certain plaisir.

A peu près dans le même temps, il existait sur le boulevard du Temple ce qu'on appelait le Wauxhall d'été, dont le jardin n'était autre chose qu'un large espace destiné à la promenade et autour duquel s'élevaient des gradins couverts, où s'asseyait la bonne compagnie. On s'y réunissait de jour en été, et la soirée finissait par un très beau feu d'artifice.

Tous ces lieux étaient bien plus à la mode alors, que ne l'est maintenant Tivoli. II est même assez étonnant que les Parisiens, qui n'ont pour toutes promenades que les Tuileries et le Luxembourg , aient renoncé à ces établissemens, moitié citadins, moitié champêtres, où l'on allait respirer le soir en prenant des glaces.

Mon vilain beau-père , ennuyé sans doute des hommages publics que l'on rendait à la beauté de ma mère, et j'oserai dire aussi à la mienne, nous interdit les promenades, et nous dit un jour qu'il allait louer une campagne. A ces mots le cœur me battit de joie; car j'aimais la campagne passionnément. J'avais d'autant plus le désir d'y séjourner que j'en éprouvais un besoin réel, attendu que je couchais alors au pied du lit de ma mère, dans un coin enfoncé, où le jour n'arrivait jamais. Aussi le matin, quelque temps qu'il fit, mon premier soin était d'ouvrir la fenêtre pour respirer, tant j'avais soif d'air.

Mon beau père loua donc une petite bicoque à Chaillot, et nous allions y coucher le samedi pour revenir à Paris le lundi matin. Dieu ! quelle campagne! imaginez-vous, ma chère, un très petit jardin de curé; point d'arbres, point d'autre abri contre le soleil qu'un petit berceau où mon beau-père avait planté des haricots et des capucines qui ne poussaient pas. Encore n'avions-nous que le quart de ce charmant jardin: il était séparé en quatre par de petits bâtons, et les trois autres parties étaient louées à des garçons de boutique, qui, tous les dimanches, venaient s'amuser à tirer des coups de fusil sur les oiseaux. Ce bruit perpétuel me mettait dans un état de désespoir, outre que j'avais une peur affreuse d'être tuée par ces maladroits, tant ils visaient de travers.

Je ne comprenais pas qu'on pût appeler la campagne, ce lieu si bête, si anti-pittoresque, où je m'ennuyais au point que je bâille de souvenir en vous écrivant ceci Enfin mon bon ange amena à mon secours une amie de ma mère, madame Suzanne, qui vint dîner un jour à Chaillot avec son mari. Tous deux eurent pitié de moi, de mon ennui, et me menèrent quelquefois faire des courses charmantes. Malheureusement on ne pouvait pas compter sur M. Suzanne tous les dimanches, car il avait une singulière maladie : de deux jours l'un, il s'enfermait dans sa chambre, sans voir personne, pas même sa femme ; ne voulant ni parler, ni manger. Le lendemain, il est vrai, il reprenait toute sa gaieté et ses manières habituelles ; mais vous sentez que pour faire une partie avec lui, il fallait se tenir au courant de l'intermittence.

Nous allâmes d'abord à Marly-le-Roi, et là, pour la première fois, je pris l'idée d'un séjour enchanteur. De chaque côté du château , qui était superbe, s'élevaient six pavillons, qui se communiquaient par des berceaux de jasmin et de chèvrefeuille. Des eaux magnifiques, qui tombaient en cascades du haut d'une montagne située derrière le château, fournissaient un immense canal, sur lequel se promenaient des cignes. Ces beaux arbres, ces salles de verdure, ces bassins, ces jets d'eau, dont un s'élevait à une hauteur si prodigieuse qu'on le perdait de vue; tout était grand, tout était royal, tout y parlait de Louis XIV. L'aspect de ce séjour ravissant me fit alors tant d'impression, qu'après mon mariage, je suis retournée Souvent à Marly. Un matin j'y ai rencontré la reine, qui se promenait dons le parc avec plusieurs dames de sa cour. Toutes étaient en robes blanches, et si jeunes, si jolies qu'elles me firent l'effet d'une apparition. J'étais avec ma mère, et je m'éloignais, quand la reine eut la bonté de m'arrêter, m'engageant à continuer ma promenade partout où il me plairait. Hélas! quand je suis revenue en France, en 1802, j'ai couru revoir mon noble et riant Marly. Le palais, les arbres, les cascades, les bassins, tout avait disparu ; je n'ai plus trouvé qu'une seule pierre, qui semble marquer le milieu du salon.

M. et madame Suzanne me menèrent voir aussi le château et lé parc de Sceaux. Une partie de ce parc (celle qui a voisinait le château) était dessinée régulièrement en gazons, en parterres, remplis de mille fleurs, comme le jardin des Tuileries l'autre n'offrait aucune symétrie; mais un magnifique canal et les plus beaux arbres que j'aie vus de ma vie la rendaient de beaucoup préférable selon moi. Une chose qui prouvait la bonté du maître de ce magnifique séjour, c'est que le parc de Sceaux était une promenade publique ; l'excellent duc de Penthièvre avait toujours voulu que tout le monde y entrât, et les dimanches principalement ce parc était très fréquenté.

Je trouvais bien cruel de quitter ces magnifiques jardins pour rentrer dans le triste Chaillot. Enfin, l'hiver nous fixa tout-à-fait à Paris, où je passais de la manière la plus agréable le temps que me laissait le travail. Dès l'âge de quinze ans, j'avais été répandue dans la haute société; je connaissais nos premiers artistes, en sorte que je recevais des invitations de toutes parts. Je me souviens fort bien que j'ai dîné en ville pour la première fois chez le sculpteur Le Moine, alors en grande réputation. Le Moine était d'une simplicité extrême ; mais il avait le bon goût de rassembler chez lui une foule d'hommes célèbres et distingués; ces deux filles faisaient parfaitement les honneurs de sa maison. Je vis là le fameux Lekain, qui me fit peur, tant il avait l'air sombre et farouche; ses énormes sourcils ajoutaient encore à l'expression si peu gracieuse de son visage. Il ne parlait point, mais il mangeait énormément. A côté de lui, tout en face de moi, se trouvait la plus jolie femme de Paris, madame de Bonneuil, (mère de madame Regnault Saint Jean d'Angely) qui alors était fraîche comme une rosé. Sa beauté si douce avait tant de charme que je ne pouvais en détourner mes yeux, d'autant plus qu'on l'avait aussi placée près de son mari, qui était laid comme un singe, et que les figures de Lekain et de M. de Bonneuil formaient un double repoussoir, dont bien certainement elle n'avait pas besoin.

C'est chez Le Moine que j'ai connu Gerbier, le célèbre avocat; sa fille, madame de Roissy, était fort belle, et c'est une des premières femmes dont j'aie fait le portrait. Nous avions souvent à ces dîners, Grétry, La tour, fameux peintre au pastel ; on riait, on s'amusait. L'usage à cette époque était de chanter au dessert: madame de Bonneuil, qui avait une voix charmante, chantait avec son mari des duos de Grétry, puis venait le tour de toutes les jeunes demoiselles, dont cette mode, il faut l'avouer, faisait le supplice; car on les voyait pâlir, trembler, au point de chanter souvent faux. Malgré ces petites dissonnances, le dîner finissait gaiement, et l'on se quittait toujours à regret, bien loin de demander sa voiture en se levant de table, ainsi que l'on fait aujourd'hui.

Je ne puis cependant parler des dîners actuels que par ouï-dire, attendu que, peu de temps après celui dont je vous parle, j'ai cessé pour toujours de dîner en ville. Les heures de jour m'étaient réellement trop précieuses pour les donner à la société, et un bien petit événement qui m'arriva vint me décider tout à coup à ne plus sortir que le soir. J'avais accepté à dîner chez la princesse de Rohan Rochefort. Toute habillée et prête à monter en voiture, l'idée me prend d'aller revoir un portrait que j'avais commencé le matin. J'étais vêtue d'une robe de satin blanc, que je mettais pour la première fois; je m'assieds, sur une chaise, qui se trouvait en face de mon chevalet, sans m'apercevoir que ma palette était posée dessus ; vous jugez que je mis ma robe dans un tel état que je fus obligée de rester chez moi, et dès lors je pris là résolution de ne plus accepter que des soupers.

Ceux de la princesse de Rohan Rochefort étaient charmans. Le fond de la société se composait de la belle comtesse de Brionne et de sa fille la princesse de Lorraine, du duc de Choiseut, du cardinal de Rohan, de M. de Rulhières l'auteur des Disputes ; mais le plus aimable de tous les convives était sans contredit le dut de Lauzun; on n'a jamais eu autant d'esprit et de gaieté, il nous charmait tous. Souvent la soirée se passait à faire de la musique, et quelquefois je chantais en m'accompagnant sur la guitare. On soupait à dix heures et demie; jamais plus de dix ou douze à table. C'était à qui serait le plus aimable et le spirituel. J'écoutais seulement, comme vous pouvez croire, et quoique trop jeune pour apprécier entièrement le charme de cette conversation, elle me dégoûtait de beaucoup d'autres.

Je vous ai dit souvent, chère amie, que ma vie de jeune fille n'avait ressemblé à aucune autre. Non-seulement mon talent, tout faible que je le trouvais, quand je pensais aux grands maîtres, me faisait accueillir et rechercher dans tous les salons ; mais je recevais parfois des preuves d'une bienveillance pour ainsi dire publique, dont j'éprouvais beaucoup de joie ; je vous l'avoue franchement. Par exemple, j'àvais fait, d'après les gravures du temps, les portraits du cardinal de Fleury et de La Bruyère; J'en fis hommage à l'Académie française, qui, par l'organe de d'Alembert, son secrétaire perpétuel, m'adressa la lettre que je copie ici, et que je conserve précieusement :

MADEMOISELLE,

L'Académie française à reçu avec toute là reconnaissance possible là lettre charmante que vous lui avez écrite, et les beaux portraits de Fleury et de La Bruyère que vous avez bien voulu lui envoyer pour être placés dans sa salle d'assemblée, où elle désirait depuis longtemps de les voir. Ces deux portraits, en lui retraçant deux hommes dont le nom lui est cher, lui rappelleront sans cesse, Mademoiselle, le souvenir de tout ce qu'elle vous doit et qu'elle est très flattée de vous devoir; ils seront de plus à ses yeux un monument durable de vos rares talens, qui lui étaient connus par la voix publique, et qui sont encore relevés en vous par l'esprit, par les grâces et par la plus aimable modestie. La compagnie, désirant de répondre à un procédé aussi honnête que le vôtre, de la manière qui peut vous être la plus agréable, vous prie, Mademoiselle, de vouloir bien accepter vos entrées à toutes ses assemblées publiques. C'est ce qu'elle a arrêté dans son assemblée d'hier par une délibération unanime qui a été sur-le-champ insérée dans ses registres et dont elle m'a chargé de vous donner avis en y joignant tous ses remerciemens. Cette commission me flatte d'autant plus qu'elle me procure l'occasion de vous assurer. Mademoiselle, de l'estime distinguée dont je suis pénétré depuis long-temps pour vos talens et pour votre personne, et que je partage avec tous les gens de goût , et avec tous les gens honnêtes.

J'ai l'honneur d'être avec respect, mademoiselle, votre très humble et très obéissant serviteur,

D'ALEMBERT,
Secrétaire perpétuel de l'Académie française.
Paris, 10 août 1775.

L'hommage de ces deux portraits à l'Académie me procura bientôt l'honneur de la visite de d'Alembert, petit homme sec et froid, mais d'une politesse exquise. Il resta long-temps et parcourut mon atelier, en me disant mille choses flatteuses. Je n'ai jamais oublié qu'il venait de sortir, quand une grande dame, qui s'était trouvée là, me demanda si j'avais fait d'après nature ces portraits de La Bruyère et de Fleury dont on venait de parler? - « Je suis un peu trop jeune pour cela » répondis-je sans pouvoir m'empêcher de rire, mais fort contente pour la pauvre dame que l'académicien, fût parti.

Adieu, chère amie.

 

(1) Il était même fort brillant. Les filles entretenues dépensaient des trésors pour y éclipser tout le monde, et l'on cite une demoiselle Renard que l'on y vit paraître un jour dans une voiture traînée par quatre chevaux dont les harnais étaient couverts de pierres fausses, imitant le diamant à s'y méprendre.

Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835

 


   Textes