
Le troisième portrait de Madame du Barry
            commencé en 1789 puis terminé vers 1820
LETTRES A LA PRINCESSE KOURAKIN.
LETTRE X.
Le duc de Nivernais. — Le maréchal de Noailles. — Son mot à Louis XV. — Madame Dubarry. — Louvecienne. — Le duc de Brissac.— Sa mort,— Celle de madame Dubarry. Portraits que j'ai faits à Louvcciennes.
J'ai été dîner plusieurs fois à Saint-Ouen, chez le duc de Nivernais, 
              qui avait là une fort belle habitation, et qui réunissait chez lui 
              la plus aimable société qu'on puisse voir. Le duc de Nivernais, 
              que l'on a toujours cité pour la grâce et la finesse de son esprit, 
              avait des mamères nobles et douces sans aucune afféterie, Il se 
              distinguait surtout par son extrême galanterie avec les femmes de 
              tout âge. Sous ces rapports, je pourrais en parler comme d'un modèle 
              dont je n'aurais point trouvé de copie si je n'avais pas connu le 
              comte de Vaudreuil, qui, beaucoup plus jeune que M. de Nivernais, 
              joignait à une galanterie recherchée une politesse d'autant plus 
              flatteuse qu'elle partait du cœur. Au reste, il est devenu fort 
              difficile aujourd'hui de donner une idée de l'urbanité, de la gracieuse 
              aisance, en un mot des manières aimables qui faisaient, il y a quarante 
              ans, le charme de la société à Paris. Cette galanterie dont je vous 
              parle, par exemple, a totalement disparu. Les femmes régnaient alors, 
              la révolution les a détrônées. 
                    Le duc de Nivernais était petit, 
              fort maigre. Quoique très âgé, quand je l'ai connu, il était encore 
              plein de vivacité. Il aimait passionnément la poésie, et faisait 
              des vers charmans.
                    Je suis allée souvent aussi dîner 
              chez le maréchal de Noailles, dans sort beau château situé à l'entrée 
              de Saint-Germain. Il y avait alors un fort grand parc, admirablement 
              soigné. Le maréchal était très aimable: son esprit, sa gaieté animaient 
              tous ses convives, qu'il choisissait parmi les célébrités littéraires 
              et les gens les plus distingués de la ville et de la cour.
                    Le maréchal de Nouilles avait un 
              esprit original et surtout piquant. Il était rare qu'il pût résister 
              au désir de lancer un trait malin; c'est lui qui répondit à Louis 
              XV, mangeant à la chasse des olives qu'il trouvait mauvaises: « C'est 
              sans doute le fond du baril, sire. »
                    Ce mot reporte mon souvenir sur une 
              femme dont je ne vous ai pas encore parlé, quoique je l'aie vue 
              de fort près; une femme qui, sortie des derniers rangs de la société, 
              a passé par les palais d'un roi pour aller à l'échafaud, et à qui 
              sa triste fin fait pardonner le scandaleux éclat de sa vie. C'est 
              en 1786 que j'allai, pour la première fois, à Louveciennes, où j'avais 
              promis de peindre madame Dubarry, et j'étais extrêmement curieuse 
              de voir cette favorite, dont j'avais si souvent entendu parler. 
              Madame Dubarry pouvait avoir alors quarante-cinq ans environ. Elle 
              était grande sans l'être trop; elle avait de l'embonpoint; la gorge 
              un peu forte, mais fort belle; son visage était encore charmant, 
              ses traits réguliers et gracieux ; ses cheveux étaient cendrés et 
              bouclés comme ceux d'un enfant; son teint seulement commençait à 
              se gâter.
                    Elle me reçut avec beaucoup de grâces, 
              et me parut avoir fort bon ton; mais je lui trouvai plus de naturel 
              dans l'esprit que dans les manières : outre que son regard était 
              celui d'une coquette, car ses yeux alongés n'étaient jamais entièrement 
              ouverts, sa prononciation avait quelque chose d'enfantin qui ne 
              séyait plus à son âge.
                    Elle m'établit dans un corps de logis, 
              situé derrière la machine de Marly, dont le bruit lamentable m'ennuyait 
              fort. Dessous mon appartement, se trouvait une galerie fort peu 
              soignée, dans laquelle étaient placés, sans ordre, des bustes, des 
              vases, des colonnes, des marbres les plus rares et une quantité 
              d'autres objets précieux; en sorte qu'on aurait pu se croire chez 
              la maîtresse de plusieurs souverains, qui tous l'avaient enrichie 
              de leurs dons. Ces restes de magnificence contrastaient avec la 
              simplicité qu'avait adoptée la maîtresse de la maison, et dans sa 
              toilette, et dans sa façon de vivre. L'été comme l'hiver, madame 
              Dubarry ne portait plus que des robes-peignoirs de percale on de 
              mousseline blanche, et tous les jours, quelque temps qu'il fït, 
              elle se promenait dans son parc ou dehors, sans qu'il en résultât 
              aucun inconvénient pour elle, tant le séjour de la campagne avait 
              rendu sa santé robuste. Elle n'avait conservé aucune relation avec 
              la nombreuse cour qui pendant long temps l'avait entourée. L'ambassadrice 
              de Portugal, la belle madame de Sousa, et ta marquise de Brunoy 
              étaient, je crois, les deux seules femmes qu'elle vît alors, et 
              durant mes séjours chez elle, que j'ai faits à trois époques différentes, 
              j'ai pu m'assurer que les visites ne troublaient point sa solitude 
              (1). Je ne sais pourquoi cependant les ambassadeurs de Tipoo saïb 
              se crurent obligés d'aller visiter l'ancienne maîtresse de Louis 
              XV. Non-seulement ils vinrent à Louveciennes, mais ils apportèrent 
              des présens à madame Dubarry; entre autres, des pièces de mousseline, 
              très richement brodées en or. Elle m'en donna une superbe, à fleurs 
              larges et détachées, dont les couleurs et l'or sont parfaitement 
              nuancés.
                    Les soirs, nous étions le plus souvent 
              seules, au coin du feu, madame Dubarry et moi. Elle me parlait quelquefois 
              de Louis XV et de sa cour, toujours avec le plus grand respect pour 
              l'un et les plus grands ménagemens pour l'autre. Mais elle évitait 
              tous détails; il était même évident qu'elle préférait s'abstenir 
              de ce sujet d'entretien, en sorte qu'habituellement sa conversation 
              était assez nulle. Au reste,elle se montrait aussi bonne femme 
              par ses paroles que par ses actions, et elle faisait beaucoup de 
              bien à Louvenciennes,où tous les pauvres étaient secourus par elle. 
              Nous allions souvent ensemble visiter quelque malheureux, et je 
              me rappelle encore la sainte colère où je la vis, un jour, chez 
              une pauvre accouchée qui manquait de tout. — Comment! disait madame 
              Dubarry, vous n'avez eu ni linge, ni vin, ni bouillon ? — Hélas! 
              Rien, madame. Aussitôt nous rentrons, au château ; madame Dubarry 
              fait venir sa femme de charge et d'autres domestiques qui n'avaient 
              point exécuté ses ordres. Je ne puis vous dire dans quelle fureur 
              elle se mit contre eux, tout en faisant faire devant elle un paquet 
              de linge qu'elle leur fit porter à l'instant même, avec du bouillon 
              et du vin de Bordeaux.
                    Tous les jours, après dîner, nous 
              allions prendre le café dans ce pavillon , si renommé pour le goût 
              et la richesse de ses ornemens. La première fois que madame Dubarry 
              me le fit voir, elle me dit: « C'est dans cette salle que Louis 
              XV me faisait l'honneur de venir dîner. Il y avait au-dessus une 
              tribune pour les musiciens qui chantaient pendant le repas. » 
              Le salon était ravissant : outre qu'on y jouit de la plus belle 
              vue du monde, les cheminées, les portes, tout était du travail le 
              plus précieux ; les serrures même pouvaient être admirées comme 
              des chefs-d'œuvre d'orfèvrerie, et les meubles étaient d'une richesse, 
              d'une élégance au-dessus de toute description.
                    Ce n'était plus Louis XV alors qui 
              s'étendait sur ces magnifiques canapés, c'était le duc de Brissac, 
              et nous l'y laissions souvent, parce qu'il aimait à faire sa sieste. 
              Le duc de Brissac vivait comme établi à Louveciennes ; mais rien, 
              dans ses manières et dans celles de madame Dubarry, ne pouvait laisser 
              soupçonner qu'il fût plus que l'ami de la maîtresse du château. 
              Toutefois il était aisé de voir qu'un tendre attachement unissait 
              ces deux personnes, et peut-être cet attachement leur a-t-il coûté 
              la vie. Lors-qu'avant l'époque de la terreur, madame Dubarry passa 
              en Angleterre pour retrouver ses diamans volés, qu'en effet elle 
              y retrouva, les Anglais l'avaient très bien reçue. Ils firent tout 
              pour l'empêcher de retourner en France, au point qu'au moment de 
              son départ, des amis dételèrent ses chevaux de poste. Le seul désir 
              de rejoindre le duc de Brissac, qu'elle avait laissé caché dans 
              son château de Louveciennes, la fit résister aux instances de ceux 
              qui voulaient la retenir à Londres, où la vente de ses diamans pouvait 
              la faire vivre dans l'aisance. Elle partit pour son malheur,.et 
              vint retrouver le duc de Brissac à Louveciennes. Fort peu de temps 
              après, le duc fut arrêté sous ses yeux et conduit en prison à Orléans. 
              C'est - là qu'on vint le chercher, lui et trois autres, pour les 
              transporter, disait-on, à Versailles. Tous les quatre furent mis 
              dans un tombereau, et à peine à moitié chemin, tous les quatre furent 
              indignement massacrés ! 
                    On porta la tète sanglante du duc 
              de Brissac à madame Dubarry, et vous imaginez ce que l'infortunée 
              dut souffrir à cette horrible vue! elle ne tarda pas elle-même à 
              subir le sort réserve alors à tous ceux qui possédaient quelque 
              fortune, comme à ceux qui portaient un grand nom; elle fut trahie 
              et dénoncée par un petit nègre, nommé Zamore, dont il est question 
              dans tous les mémoires du temps, pour avoir été comblé de ses bienfaits 
              et des bienfaits de Louis XV. Arrêtée, mise, en prison, madame Dubarry 
              fut jugée et condamnée à mort par le tribunal révolutionnaire à 
              la fin de 1793. Elle est la seule femme, parmi tant de femmes que 
              ces jours affreux ont vues périr, qui ne put soutenir l'aspect de 
              l'échafaud; elle cria, elle implora sa grâce de la foule atroce 
              qui l'environnait, et cette foule s'émut au point que le bourreau 
              se hâta de terminer le supplice. Ceci m'a toujours persuadé que, 
              si les victimes de ce temps d'exécrable mémoire n'avaient pas eu 
              le noble orgueil de mourir avec courage, la terreur aurait cessé 
              beaucoup plus tôt. Les hommes dont l'intelligence n'est point développée 
              ont trop peu d'imagination pour qu'une souffrance intérieure les 
              touche, et l'on excite bien plus aisément la pitié du peuple que 
              son admiration. J'ai fait trois portraits de madame Dubarry. Dans 
              le premier je l'ai peinte en buste, petit trois-quarts, en peignoir, 
              avec un chapeau de paille ; dans le second, elle est vêtue en satin 
              blanc; d'une main elle fient une couronne, et l'un de ses bras est 
              appuyé sur un piédestal.
                    J'ai fait ce tableau avec le plus 
              grand soin; il était, ainsi que le premier, destiné au duc de Brissac, 
              et je l'ai revu dernièrement. Le vieux général à qui il appartient 
              a sans doute fait barbouiller la tète, car ce n'est point celle 
              que j'ai faite; celle-ci a du rouge jusqu'aux yeux, et madame Dubarry 
              n'en mettait jamais. Je renie donc cette tête qui n'est point de 
              moi; tout le reste du tableau est intact et bien conservé. Il vient 
              d'être vendu à la mort de ce général.
                    Le troisième portrait que j'ai fait 
              de madame Dubarry, est chez moi. Je l'ai commencé vers le milieu 
              de septembre 1789. De Louveciennes, nous entendions des canonnades 
              à l'infini, et je me rappelle que la pauvre femme me disait : « Si 
              Louis XV vivait, sûrement tout cela n'aurait pas été ainsi. » 
              J'avais peint la tête et tracé la taille et les bras, lorsque je 
              fus obligée de faire une course à Paris; j'esperais pouvoir retourner 
              à Louveciennes pour finir mon ouvrage ; mais ou venait d'assassiner 
              Berthier et Foulon. Mon effroi était porté au comble, et je ne songeais 
              plus qu'à quitter la France ; je laissai donc ce tableau à moitié 
              terminé. Je ne sais pas par quel hasard M. le comte Louis de Narbonne 
              s'en trouva possesseur pendant mon absence; à mon retour en France, 
              il me Ta rendu, et je viens de le terminer.
                    Le triste contenu de cette lettre, 
              m'avertit que je suis arrivée à l'époque de mon existence dont je 
              voudrais pouvoir perdre la mémoire, dont je repousserais les souvenirs, 
              ainsi que je le fais bien souvent, si je ne vous avais promis le 
              récit sincère et complet de ma vie. Il ne s'agira plus maintenant 
              de joies, de soupers grecs, de comédies, mais de jours d'angoisses 
              et d'effroi ; et je remets à vous en parler dans mes premières lettres. 
              Adieu, chère.
(1) J'y voyais souvent M. de Monville; aimable et très élégant, il nous mena à sa campagne, appelée le Désert, dont la maison était une tour seulement.
Extrait du livre :
              Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
              Edition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835