Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun


Louise-Elisabeth Vigée Lebrun, Le comte de Vaudreuil
Le Comte de Vaudreuil
1784
Huile sur toile -132 x 100 cm
Virginia Museum of Fine Arts, Richmond

NOTES ET PORTRAITS

LE COMTE DE VAUDREUIL.

Né dans un rang élevé, le comte de Vaudreuil devait encore plus à la nature qu'à la fortune, quoique celle-ci l'eût comblé de tous ses dons. Aux avantages que donne une haute position dans le monde il joignait toutes les qualités, toutes les grâces qui rendent un homme aimable; il était grand, bien fait, son maintien avait une noblesse et une élégance remarquables; son regard était doux et fin, sa physionomie extrêmement mobile comme ses idées, et son sourire obligeant prévenait pour lui au premier abord. Le comte de Vaudreuil avait beaucoup d'esprit, mais on était tenté de croire qu'il n'ouvrait la bouche que pour faire valoir le vôtre, tant il vous écoutait d'une manière aimable et gracieuse; soit que la conversation fut sérieuse ou plaisante, il en savait prendre tous les tons, toutes les nuances, car il avait autant d'instruction que de gaieté; il contait admirablement, et je connais des vers de lui que les gens les plus difficiles citeraient avec éloge; mais ces vers n'ont été lus que par ses amis; il désirait d'autant moins les répandre, qu'il s'est permis d'employer dans quelques-uns l'esprit et la forme de l'épigramme; il fallait à la vérité, pour qu'il agît ainsi, qu'une mauvaise action eût révolté son ame noble et pure, et l'on peut dire que s'il montrait peu de pitié pour tout ce qui était mal, il s'exaltait vivement pour tout ce qui était bien. Personne ne servait aussi chaudement ceux qui possédaient son estime ; si l'on attaquait ses amis, il les défendait avec tant d'énergie que les gens froids l'accusaient d'exagération.— « Vous devez me juger ainsi, répondit-il une fois à un égoïste de notre connaissance; car je prends à tout ce qui est bon, et vous ne prenez à rien. »
      La société qu'il recherchait de préférence était celle des artistes et des gens de lettres les plus distingués; il y comptait des amis, qu'il a toujours conservés, même parmi ceux dont les opinions politiques n'étaient point les siennes. Il aimait tous les arts avec passion, et ses connaissances en peinture étaient très remarquables. Comme sa fortune lui permettait de satisfaire des goûts fort dispendieux, il avait une galerie de tableaux des plus grands maîtres de diverses écoles (1) ; son salon était enrichi de meubles précieux et d'ornemens du meilleur goût. Il donnait fréquemment des fêtes magnifiques et qui tenaient de la féerie, au point qu'on l'appelait l'enchanteur; mais sa plus grande jouissance pourtant était de soulager les malheureux; aussi, combien a-t-il fait d'ingrats !
      La seule contradiction que l'on pût remarquer dans cet esprit si sain et si droit, c'est que M. de Vaudreuil se plaignait très souvent de vivre à la cour, quand il était clair pour tous ses amis qu'il n'aurait pu vivre ailleurs. En y réfléchissant néanmoins, je me suis expliqué cette bizarrerie. La belle trempe de son ame faisait de lui un enfant de la nature, qu'il aimait, et dont il jouissait trop peu ; son rang l'éloignait trop souvent d'un monde dans lequel la solidité de son esprit, son goût pour les arts l'entraînaient sans cesse; puis d'un autre côté il lui plaisait sans doute d'occuper à la cour une place si distinguée, qu'il devait à son mérite personnel, à son caractère franc et loyal. D'ailleurs il adorait son prince, monseigneur le comte d'Artois, qu'il n'a jamais flatté et qu'il n'a jamais quitté dans ses malheurs. Il est rare qu'une pareille amitié s'établisse entre deux hommes dont l'un est né si près d'un trône; car cette amitié était réciproque. En 1814 il arriva que M. de Vaudreuil eut une discussion avec monseigneur le comte d'Artois, et à ce sujet il lui écrivit une longue lettre dans laquelle il lui disait qu'il lui semblait cruel d'être ainsi en contradiction après trente ans d'amitié. Le prince lui répondit en deux lignes : « Tais-toi, vieux fou, tu as perdu la mémoire, car il y a quarante ans que je suis ton meilleur ami. »
      Pendant l'émigration, et dans un âge avancé, il se maria en Angleterre avec une de ses cousines, très jeune et très jolie; il en eut deux fils, et fut aussi bon mari que bon père. De longs malheurs, la perte entière de sa fortune que la restauration ne lui a point fait recouvrer, ne sont jamais parvenus à l'abattre; il a conservé le même cœur et le même esprit jusqu'à son dernier moment.
      A la restauration, il avait été nommé gouverneur du Louvre, aussi peut-on remarquer qu'il a terminé ses jours près de l'enceinte où sont renfermés les chefs-d'œuvre que pendant sa vie il avait tant admirés. Son ame tendre éprouvant le besoin d'élever ses affections plus haut que cette terre, il était devenu très pieux, mais sans aucune bigoterie. Ces sentimens ont adouci sa fin, et il est mort, entouré de ses amis, dans les bras de son prince chéri, qui ne l'a point quitté.
      Les vers suivans, adressés à M. de Vaudreuil par le poète Lebrun, justifient tout ce que je viens de dire.

À M. LE COMTE DE VAUDREUIL.

Une grâce, une muse, en effet m'a remis
Les jolis vers dictés par le Dieu du Parnasse
Au plus céleste des amis,
A Mécène — Vaudreuil, qui chante comme Horace.
Eh quoi! l'ennui des cours n'a donc rien qui vous glace ?
Quoi ! votre luth brillant n'est jamais détendu ?
Vous puisez dans votre ame un art divin de plaire,
Et vous joignez toujours le bien-dire au bien-faire.
Horace avec plaisir chez vous s'était perdu;
Vous en avez si bien l'esprit et le langage,
Que par un charmant badinage
Vous me l'avez deux fois rendu.

Oui, vous qui de l'Olympe usurpant le tonnerre,
Des éternelles lois renversez les autels;
Lâches oppresseurs de la terre,
Tremblez, vous êtes immortels!

il s'arrêta, regarda le tribun, et répéta d'une voix forte et assurée: « vous aussi, tremblez, « vous êtes immortel. » Chaumette, quoique fort interdit, murmura quelques menaces : — Je suis tout prêt, répondit Delille, je viens de vous lire mon testament. Pour cette fois le courage de l'honnête homme eut un heureux succès, car Chaumette le quitta pour aller dire à ses amis qu'il n'était pas encore temps de faire mourir Delille, que depuis il ne cessa de protéger. Le poète n'en crut pas moins qu'il était prudent d'émigrer ; il passa en Angleterre, où il se vit accueilli et recherché par tout ce qu'on y trouvait de personnes distinguées et recommandables.
      Sa muse garda toujours son feu sacré pour ses rois légitimes. Sous le règne de l'usurpateur qui faisait trembler le monde entier, il fit paraître son poème de la Pitié, et rentré en France, il eut le courage, plus rare peut-être, de résister aux feintes caresses d'un pouvoir absolu. Il ne craignit pas de s'exposer à la disgrâce pour conserver sa propre estime, l'estime de ses amis et l'admiration générale , dont il a joui jusqu'à son dernier jour.

 

(1) La plus grande partie de ces tableaux sont maintenant au Musée. (Note de l'Auteur.)

Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835

 


   Textes