Sébastien-Roch Nicolas, dit Chamfort
NOTES ET PORTRAITS
CHAMPFORT.
De tous les gens de lettres qui venaient chez moi, il en était
un que j'ai toujours détesté, comme par inspiration
de l'avenir : c'était Champfort. Je le recevais pourtant
très souvent, par complaisance pour quelques-uns de mes
amis, notamment pour M. de Vaudreuil dont il avait gagné
le cur, d'autant plus qu'il était malheureux. Sa
conversation était fort spirituelle, mais acre, pleine
de fiel et sans aucun charme pour moi, à qui, du reste,
son cynisme et sa saleté déplaisaient souverainement.
Son véritable nom était
Nicolas ; il le changea sur le conseil de M. de Vaudreuil, qui
désirait le pousser dans le monde, et même à
la cour s'il était possible. M. de Vaudreuil l'avait parfaitement
logé chez lui, et vivant presque toujours à Versailles,
en son absence, il faisait servir une table pour Champfort et
ceux qu'il plaisait à Champfort d'inviter. Enfin, il traitait
cet homme comme un frère; et cet homme, quand ses amis
les révolutionnaires lui reprochaient plus tard d'avoir
vécu dans la maison d'un ci-devant noble, répondait
lâchement: « Que voulez-vous ? j'étais Platon
à la cour du « tyran Denis. » Je vous demande
quel tyran c'était que M. de Vaudreuil! mais aussi quel
Platon était-ce que Champfort!
Des liaisons intimes avec Mirabeau,
et pardessus tout, l'envie des grands, qui, de tout temps, avait
rongé son ame, n'avait pas tardé à faire
de Champfort un partisan énergumène de la révolution.
Oubliant, ou plutôt se rappelant, qu'il avait été
secrétaire des commandemens de M. le prince de Condé
et de madame Elisabeth, qui tous deux l'avaient comblé
de bienfaits, on sait qu'il se montra un des plus ardens ennemis
du trône et de la noblesse. En dépit du proverbe,
qui prétend que les loups ne se mangent point entre eux,
Champfort fut mis en prison par les hommes qu'avaient si bien
servis sa voix et sa plume; et comme on venait l'arrêter
une seconde fois, après qu'il en fut sorti, il se coupa
la gorge avec son rasoir.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835