Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun


Louise-Elisabeth Vigée Lebrun, Alexandra et Yelena, filles de Paul I
Alexandra et Yelena, filles de Paul I
Louise-Elisabeth Vigée Lebrun 1796

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CHAPITRE XVII

Je peins les deux jeunes grandes-duchesses, filles de Paul.— Platon Zouboff.— La grande duchesse Elisabeth.— La grande duchesse Anne, femme de Constantin.— Madame Narischkin.— Un bal à la cour.— Un gala.— Les dîners à Pétersbourg

Ainsi que je l'avais prévu, je ne tardai pas à déménager, et j'allai loger sur la grande place du palais impérial. Quand l'impératrice fut rentrée en ville, je la voyais tous les matins ouvrir un vasistas, et jeter de la mie de pain à des centaines de corbeaux qui chaque jour, à l'heure fixe; venaient chercher leur pitance. Le soir, vers les dix heures, quand ses salons étaient illuminés, je la voyais encore faire venir ses petits enfans et quelques personnes de sa cour, pour jouer avec eux à la main-chaude ou à cache-cache.
      Dès que Sa Majesté fut de retour de Czarkozelo, le comte de Strogonoff vint me commander, de sa part, les portraits des deux grandes-duchesses Alexandrine et Hélène. Ces princesses pouvaient avoir treize ou quatorze ans, et leurs visages étaient célestes, bien qu'avec des expressions toutes différentes. Leur teint surtout était si fin et si délicat qu'on aurait pu croire qu'elles vivaient d'ambroisie. L'aînée, Alexandrine, avait la beauté grecque, elle ressemblait beaucoup à Alexandre; mais la figure de la cadette, Hélène, avait infiniment plus de finesse. Je les avais groupées ensemble, tenant et regardant le portrait de l'impératrice; le costume était un peu grec, mais très modeste. Je fus donc assez surprise quand Zouboff, le favori, me fit dire que Sa Majesté était scandalisée de la manière dont j'avais costumé les deux grandes-duchesses dans mon tableau. Je crus tellement à ce mauvais propos, que je me hâtai de remplacer mes tuniques par les robes que portaient les princesses, et de couvrir les bras de tristes amadis (24). La vérité est que l'impératrice n'avait rien dit; car elle eut la bonté de m'en assurer la première fois que je la revis. Je n'en avais pas moins gâté l'ensemble de mon tableau, sans compter que les jolis bras que j'avais faits de mon mieux, ne s'y voyaient plus. Je me souviens que Paul, devenu empereur, me fit un jour des reproches d'avoir changé le costume que j'avais d'abord donné à ses deux filles. Je lui racontai alors comment la chose s'était passée, sur quoi, il leva les épaules en disant: «C'est un tour que l'on vous a joué.» Au reste, ce ne fut point le seul, car Zouboff ne m'aimait pas. Sa malveillance pour moi me fut encore prouvée dans une autre occasion. Voici comment. On venait en foule chez moi voir les portraits des grandes-duchesses et mes autres ouvrages. Comme je ne voulais point perdre toutes mes matinées, j'avais fixé le dimanche matin pour ouvrir mon atelier, ainsi que je l'ai toujours fait dans les divers pays que j'ai habités. J'ai déjà dit que j'étais logée en face du palais, en sorte que les voitures de toutes les personnes qui venaient de faire leur cour à l'impératrice tournaient pour venir aussitôt s'arrêter à ma porte. Zouboff, qui ne pouvait concevoir, apparemment, que la foule se portât chez un peintre pour y voir des tableaux, dit un jour à Sa Majesté: «Voyez, madame, on va aussi faire sa cour à madame Lebrun; ce sont sûrement des rendez-vous que l'on se donne chez elle.» Heureusement pour moi, la petitesse glissa sur l'esprit élevé auquel elle s'adressait, et l'impératrice ne fit pas plus d'attention à ce qu'il y avait d'inconvenant ou de perfide dans ces paroles de son favori; mais le prince de Nassau, qui les entendit, vint me les rapporter tout de suite, et il en était indigné.
      Pourquoi Zouboff ne m'aimait pas, c'est ce que je n'ai jamais pu savoir au juste. À la vérité, il s'était fait le protecteur de Lampi, peintre habile pour les portraits, que j'avais trouvé établi à Pétersbourg; mais Lampi lui-même a toujours été fort bien pour moi. Le lendemain de mon arrivée, il vint me faire une visite et m'engager à dîner chez lui. Je me souviens même que ce dîner fut très recherché, et que pendant tout le repas, nous fûmes réjouis par une excellente musique d'harmonie. Quoiqu'on m'eût assuré d'abord que j'exciterais la jalousie de Lampi, j'ai su depuis au contraire, d'une manière certaine, qu'il louait mes ouvrages, au point de dire, en voyant les mains d'un portrait que j'avais fait du baron de Strogonoff, qu'il ne pourrait pas faire aussi bien.
      Il se peut aussi que le favori fût mal disposé pour moi, parce que je ne parus jamais rechercher sa faveur. J'avais même négligé pendant six de mois de porter une lettre de recommandation que j'avais pour sa soeur. Zouboff aimait que l'on recherchât son appui; mais un orgueil que je ne crois pas blâmable m'a toujours fait craindre que l'on pût attribuer à la protection les succès que je désirais obtenir; soit à tort, soit à raison, je n'ai jamais voulu devoir qu'à ma palette ma réputation et ma fortune. Zouboff devait avoir peine à comprendre une pareille façon d'agir, lui qui voyait toute une cour à ses pieds. Enivré de sa faveur qui de plus en plus devenait éclatante, on m'a dit qu'il traitait souvent avec une extrême insolence les ministres et les seigneurs. Dès le matin, les plus grands personnages de la cour attendaient dans ses antichambres l'instant où sa porte s'ouvrait; car il avait un lever, comme Louis XIV, après lequel on se retirait, heureux d'avoir assisté à la toilette de Platon Zouboff, surtout s'il vous avait honoré d'un sourire.
      Dès que j'eus fini les portraits des jeunes grandes-duchesses, l'impératrice me commanda celui de la grande-duchesse Élizabeth, mariée depuis peu à Alexandre. J'ai déjà dit quelle ravissante personne était cette princesse; j'aurais bien voulu ne point représenter sous un costume vulgaire une aussi céleste figure, j'ai même toujours désiré faire un tableau historique d'elle et d'Alexandre, tant les traits de tous deux étaient nobles et réguliers. Toutefois, ce qui venait de m'arriver pour les portraits des grandes-duchesses ne me permettant pas de me livrer à mon inspiration, je la peignis en pied, dans le grand costume de cour, arrangeant des fleurs près d'une corbeille qui en était remplie. Je me rendis chez elle pour les séances, et l'on me fit entrer dans son divan (25), drapé en velours bleu clair, garni de grandes crépines d'argent. Le fond de cette salle était tout en glaces d'une prodigieuse dimension, en face desquelles se trouvaient les fenêtres, en glaces aussi, en sorte qu'elles répétaient d'une manière vraiment magique la vue de la Néva couverte de vaisseaux. La grande-duchesse ne tarda pas à paraître, vêtue d'une tunique blanche, ainsi que je l'avais déjà vue une première fois; c'était encore Psyché, et son abord si doux, si gracieux, joint à cette charmante figure, la faisait chérir doublement.
      Quand j'eus fini son grand portrait, elle m'en fit faire encore un autre pour sa mère, dans lequel je la peignis avec un schall violet, transparent, appuyée sur un coussin. Je puis dire que plus la grande-duchesse Élisabeth m'a donné de séances, plus je l'ai trouvée bonne et attachante. Un matin, tandis qu'elle posait, il me prit un étourdissement, et des scintillations telles que mes yeux ne pouvaient plus rien fixer. Elle s'en alarma, et courut vite elle-même chercher de l'eau, me frotta les yeux, me soigna avec une bonté inimaginable, et dès que je fus rentrée chez moi, on vint de sa part savoir de mes nouvelles.
      Je fis aussi dans le même temps le portrait de la grande-duchesse Anne, femme du grand-duc Constantin. Celle-ci, née princesse de Cobourg, sans avoir un visage aussi céleste que celui de sa belle-soeur, n'en était pas moins jolie à ravir. Elle pouvait avoir seize ans, et la plus vive gaîté régnait sur tous ses traits. Ce n'était pourtant pas que cette jeune princesse ait jamais connu le bonheur en Russie. Si l'on peut dire qu'Alexandre tenait de sa mère par sa beauté et par son caractère, on sait qu'il n'en était pas ainsi de Constantin, qui ressemblait beaucoup à son père, sans être pourtant tout-à-fait aussi laid, et qui se montrait comme lui prodigieusement enclin à la colère. Il est bien vrai que par momens Constantin a témoigné de l'obligeance et de la bonté; quand il aimait, par exemple, il aimait bien; mais à l'exception de quelques personnes qui avaient trouvé le chemin de son coeur, ses emportemens, sa violence, le rendaient redoutable à tous ceux qui l'approchaient. Entre différens traits bizarres que l'on racontait de lui, on disait que le soir de ses noces, au moment de monter chez sa femme, il entra dans une fureur horrible contre un soldat de garde à la porte, qui n'exécutait pas assez strictement sa consigne. Cette scène se prolongea d'une manière si étrange que toutes les personnes de sa cour qui l'accompagnaient ne pouvaient concevoir qu'il restât aussi long-temps à maltraiter un factionnaire, au lieu d'aller rejoindre la jeune et jolie femme qu'il avait épousée le matin. Quelque temps après son mariage, il devint très jaloux de son frère Alexandre, ce qui amenait de fortes querelles entre lui et la duchesse Anne, indignée de ses soupçons. Les choses allèrent au point qu'il en résulta, comme on sait, un divorce. La princesse alla rejoindre d'abord sa famille, et lorsque, beaucoup plus tard, je suis allée en Suisse, elle y était établie.
      Tout porte à croire que la grande-duchesse Élisabeth, cet ange de beauté, n'a pas été plus heureuse que sa belle-soeur à conserver le coeur d'un époux. L'amour d'Alexandre pour une charmante Polonaise qu'il a mariée au prince Narischkin est connu de toute l'Europe. J'ai vu madame Narischkin, bien jeune, à la cour de Pétersbourg. Elle et sa soeur y arrivèrent après la mort de leur père, qui fut tué lors de la dernière guerre de Pologne. L'aînée des deux pouvait avoir seize ans. Elles étaient ravissantes à voir, elles dansaient avec une grâce parfaite, et bientôt l'une fit la conquête d'Alexandre et l'autre celle de Constantin. Madame Narischkin était la plus régulièrement belle; sa taille fine et souple, son visage tout-à-fait grec la rendait extrêmement remarquable; mais elle n'avait pas, à mes yeux, ce charme céleste de la grande-duchesse Élisabeth.
      En général, à cette époque, la cour de Russie était composée d'un si grand nombre de femmes charmantes, qu'un bal chez l'impératrice offrait un coup-d'oeil ravissant. J'ai assisté au plus magnifique qu'elle ait donné. L'impératrice, très parée, était assise dans le fond de sa salle, entourée des premiers personnages de la cour. Près d'elle se tenaient la grande-duchesse Marie, femme de Paul, Paul, Alexandre, qui était superbe, et Constantin, tous debout. Une balustrade ouverte les séparait de la galerie où l'on dansait.
      La danse n'était autre chose que des polonaises, où je pris place d'abord avec le jeune prince Bariatinski, afin de faire ainsi le tour du bal, après quoi je m'assis sur une banquette pour mieux voir toutes les danseuses. Il me serait impossible de dire quelle quantité de jolies femmes je vis alors passer devant moi; mais la vérité est qu'au milieu de toutes ces beautés, les princesses de la famille impériale l'emportaient encore. Toutes les quatre étaient habillées à la grecque, avec des tuniques qu'attachaient sur leurs épaules des agrafes en gros diamans. Je m'étais mêlée de la toilette de la grande-duchesse Élisabeth, en sorte que son costume était le plus correct; cependant les deux filles de Paul, Hélène et Alexandrine, avaient sur la tête des voiles de gaze bleu clair, semée d'argent, qui donnaient à leurs visages je ne sais quoi de céleste.
      La magnificence de tout ce qui entourait l'impératrice, la richesse de la salle, le grand nombre de belles personnes, cette profusion de diamans, l'éclat de mille bougies, faisaient véritablement de ce bal quelque chose de magique.
      Peu de jours après, je retournai à la cour pour voir un gala. Lorsque j'arrivai dans la salle (26), toutes les dames invitées étaient déjà debout, près de la table, qui venait d'être servie. Peu d'instans après, on ouvrit une grande porte à deux battans, et l'impératrice parut. J'ai dit qu'elle était petite de taille, et pourtant, les jours de représentation, sa tête haute, son regard d'aigle, cette contenance que donne l'habitude de commander, tout en elle enfin avait tant de majesté, qu'elle me paraissait la reine du monde; elle portait les grands cordons de trois ordres, et son costume était simple et noble; il consistait en une tunique de mousseline brodée en or, que serrait une ceinture de diamans, et dont les manches, très amples, étaient plissées en travers dans le genre asiatique. Par-dessus cette tunique, était un dolman de velours rouge à manches très courtes. Le bonnet qui encadrait ses cheveux blancs, n'était pas orné de rubans, mais de diamans de la plus grande beauté (27).
      Dès que Sa Majesté eut pris place, toutes les dames s'assirent à table, et posèrent, comme tout le monde fait, leur serviette sur leurs genoux, tandis que l'impératrice attacha la sienne avec deux épingles, ainsi qu'on l'attache aux enfans. Elle s'aperçut bientôt que ces dames ne mangeaient point, et leur dit tout à coup : — Mesdames, vous ne voulez pas suivre mon exemple, aussi faites-vous semblant de manger. Moi, j'ai pris pour toujours le parti d'attacher ma serviette; car autrement, je ne puis même manger un oeuf sans en jeter sur ma collerette.
      Je la vis en effet dîner de fort bon appétit. Cette belle musique d'harmonie dont j'ai parlé, se fit entendre pendant tout le repas; les musiciens étant placés au bout de la salle, dans une large tribune. J'avoue que c'est pour moi une chose charmante, que de la musique quand on est à table. C'est la seule qui m'ait jamais fait désirer d'être très grande dame ou très riche; car je préfère la musique à toutes les causeries de gens qui dînent, quoique l'abbé Delille ait dit souvent, « que les morceaux caquetés se digéraient beaucoup mieux .»
      À propos de dîners, je dirai ici que bien certainement le plus triste que j'aie fait à Pétersbourg, eut lieu chez cette soeur de Zouboff, chez laquelle j'avais négligé de porter ma lettre de recommandation. Six mois de mon séjour en Russie s'étaient passés lorsque je la rencontrai en sortant du spectacle. Elle vint à moi et me dit d'un air fort aimable, qu'elle attendait toujours une lettre que l'on m'avait remise pour elle. Ne sachant pas trop comment m'excuser, je lui répondis que j'avais égaré cette lettre; mais que je la chercherais de nouveau et m'empresserais de la lui porter. Je vais en effet un matin chez la comtesse D***, qui m'engage à dîner pour le surlendemain. On dînait alors à deux heures et demie dans toutes les maisons de Pétersbourg; je me rendis donc chez la comtesse à l'heure fixe, avec ma fille qu'elle avait invitée aussi. On nous introduisit dans un salon fort triste, sans que j'eusse aperçu sur mon passage aucun apprêt de dîner. Une heure, deux heures se passent; mais il n'est pas plus question de se mettre à table que si nous venions de prendre le café; enfin, je vois entrer deux domestiques qui déploient plusieurs tables de jeu, et quoiqu'il me parût un peu étrange que l'on mangeât dans un salon, je me flatte qu'ils vont servir; point du tout, ces gens sortent, et quelques minutes après, une partie des convives se mettent à jouer. Vers six heures, ma pauvre fille et moi, nous étions tellement affamées, qu'en nous regardant toutes deux dans une glace, nous nous fîmes peur et pitié. Je me sentais tout-à-fait mourante; ce ne fut qu'à sept heures et demie qu'enfin l'on vint nous dire que l'on était servi; mais nos pauvres estomacs avaient trop souffert; il nous fut impossible de manger. J'appris alors que la comtesse D*** étant intimement liée avec lord Wilford, ne dînait, pour lui complaire, qu'à l'heure où l'on dîne à Londres. Le fait est que la comtesse aurait dû m'en avertir; mais peut-être la soeur du favori s'était-elle persuadé que tout l'univers savait à quelle heure elle se mettait à table.
      En général, rien ne me contrariait autant que de dîner en ville; j'étais cependant parfois obligée de le faire, surtout en Russie, où l'on risque de fâcher tout-à-fait les maîtres de maison si l'on refuse trop souvent leurs invitations. Les dîners me plaisaient d'autant moins qu'ils étaient habituellement fort nombreux. Au reste, la plus grande magnificence présidait à ces repas; la plupart des seigneurs avaient de très bons cuisiniers français, et la chère était exquise. Un quart d'heure avant de se mettre à table, un domestique apporte sur un plateau des liqueurs de toute espèce avec de petites tartines de pain beurrées. On ne prend guère de liqueur après le dîner; mais toujours du vin de Malaga excellent.
      Il est d'usage que les grandes dames chez elles passent à table avant les personnes invitées, en sorte que la princesse Dolgorouki et d'autres venaient me prendre le bras afin de me faire passer en même temps qu'elles; car il est impossible de pousser plus loin que les dames russes la politesse bienveillante qui fait le charme de la bonne compagnie. J'irai même jusqu'à dire qu'elles n'ont point cette morgue que l'on peut reprocher à quelques-unes de nos dames françaises.

 

(24) On appelait ainsi alors les manches longues.

(25) On appelle ainsi d'immenses salons dont un large divan fait le tour.

(26) Cette salle était garnie de chaque côté par des gradins, sur lesquels, les jours de bal, se plaçaient les habitans de Pétersbourg qui n'étaient pas de la cour.

(27) Ce costume était habituellement celui de Catherine. Seulement elle ne portait de diamans que les jours de bal ou de gala, et changeait l'étoffe du dolman selon la saison.

Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835

 


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