Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun


Heinrich Friedrich Füger, La duchesse d'Angoulême ou Marie Thérèse de Bourbon
La duchesse d’Angoulême (Marie-Thérèse Bourbon)
Heinrich Friedrich Füger - 1796

CHAPITRE XIX

Le lac de Pergola.—L'île de Krestowski.— L'île de Zelaguin.— Le général Melissimo.— Dîner turc.— J'écris à Cléry, valet-de-chambre de Louis XVI.— Sa réponse.— Je fais le portrait de Marie-Antoinette pour madame la duchesse d'Angoulême.— Lettre que m'écrit madame la duchesse d'Angoulême.

Une grande jouissance avait lieu pour moi lorsque, après avoir respiré pendant plusieurs mois un air glacé ou l'air des poêles, je voyais arriver l'été. La promenade alors me semblait une chose délicieuse, et je me pressais de parcourir les beaux environs de Pétersbourg. J'allais très souvent au lac de Pergola (32), seule avec mon bon domestique russe, prendre ce que j'appelais un bain d'air. Je me plaisais à contempler ce beau lac si limpide, qui réfléchissait vivement les arbres qui l'environnaient. Puis je montais sur les hauteurs dont il est entouré. D'un côté j'avais la mer pour horizon, et je distinguais les voiles des vaisseaux, éclairées par le soleil. Là régnait un silence qui n'était troublé que par le chant de mille oiseaux, ou souvent par celui d'une petite cloche lointaine. Cet air pur, ce lieu sauvage et pittoresque, me charmait. Mon bon Pierre, qui faisait réchauffer mon petit dîner, ou qui cueillait des bouquets de fleurs champêtres pour me les apporter, me faisait penser à Robinson dans son île avec Vendredi.
      J'allais souvent aussi me promener de très grand matin avec ma fille à l'île de Krestowski. L'extrémité de cette île parait joindre la mer sur laquelle naviguaient de grandes barques. L'horizon n'avait point de bornes, et cette vue était calme et belle. Nous y allâmes au soir pour voir danser les paysannes russes, dont le costume est si pittoresque. Puis un jour du mois de juillet de je ne sais quelle année, pendant laquelle la chaleur fut plus forte qu'en Italie, je me souviens que la mère (33) de la princesse Dolgorouki, ne pouvant la supporter, s'était établie dans sa cave; sa dame de compagnie, moins susceptible, restait sur les marches élevés, et lui faisait la lecture. Mais pour en revenir à l'île de Krestowski, comme nous faisions une promenade en bateau, nous rencontrâmes une multitude d'hommes et de femmes, se baignant tous pêle-mêle. Nous vîmes même de loin des jeunes gens tout nus à cheval, qui allaient ainsi se baigner avec leurs chevaux. Dans tout autre pays un grand scandale naîtrait de pareilles choses; mais il en est autrement là où règne l'innocence de la pensée. Aucune indécence ne se passait, personne ne songeait à mal; car le peuple russe a vraiment l'ingénuité de la première nature. Dans les familles, l'hiver, le mari, la femme, les enfans, se couchent ensemble sur leur poêle; si le poêle ne suffit pas, ils s'étendent sur des bancs de bois, rangés autour de leur hangard, enveloppés seulement de leur peau de mouton. Enfui ils ont conservé les moeurs des anciens patriarches.
      Une des promenades qui me charmaient le plus, était celle de l'île de Zelaguin, qui, pour avoir été un très beau jardin anglais, n'en était pas moins abandonnée alors. Toutefois il y restait encore de très beaux arbres, des allées charmantes, un temple, entouré de superbes saules pleureurs et de petites rivières courantes, quelques masses de fleurs qui réjouissaient les yeux, des ponts dans le genre anglais, et des arbres verts magnifiques. Je ne concevais pas comment on avait abandonné ce lieu qui pouvait devenir le plus délicieux du monde; depuis mon retour en France, en effet, j'ai appris qu'Alexandre l'a fait soigner, et qu'il en a fait un des beaux jardins que l'on puisse voir. Il y avait dans cette île des vues si belles et si pittoresques que j'en ai dessiné une grande quantité et pour jouir tout à mon aise de cette charmante promenade, je louai presque en face, sur les bords de la Neva, une petite maison de bois.
      La situation de cette maisonnette était délicieuse et d'une gaieté ravissante, en ce que la plupart des barques qui allaient et venaient sans cesse sur la rivière me donnaient un concert perpétuel de musique vocale ou d'instrumens à vent. Tout près de moi, le général Melissimo, grand-maître de l'artillerie, habitait une fort jolie maison, et j'étais charmée de ce voisinage; car le général était le meilleur et le plus obligeant des hommes. Comme il avait séjourné long-temps en Turquie, sa maison offrait un modèle, non-seulement du luxe, mais du confortable oriental. Il s'y trouvait une salle de bain, éclairée par en haut, et dans le milieu de laquelle était une cuve assez grande pour contenir une douzaine de personnes. On descendait dans l'eau par quelques marches; le linge qui servait à s'essuyer en sortant du bain, était posé sur la balustrade en or qui entourait la cuve, et ce linge consistait en de grands morceaux de mousseline de l'Inde brodés en bas de fleurs et d'or, afin que la pesanteur de cette bordure pût fixer la mousseline sur les chairs, ce qui me parut une recherche pleine de magnificence. Autour de cette salle régnait un large divan, sur lequel on pouvait s'étendre et se reposer après le bain, outre qu'une des portes ouvrait sur un charmant petit boudoir dont le divan formait un lit de repos. Ce boudoir donnait sur un parterre de fleurs odoriférantes, et quelques tiges venaient toucher la fenêtre. C'est là que le général nous donna un déjeuner en fruits, en fromage à la crème, et en excellent café moka, qui régala beaucoup ma fille. Il nous invita une autre fois à un très bon dîner, et le fit servir sous une belle tente turque qu'il avait rapportée de ses voyages. On avait dressé cette tente sur la pelouse fleurie qui faisait face à la maison. Nous étions une douzaine de personnes, toutes assises sur de magnifiques divans qui entouraient la table: on nous servit une quantité de fruits parfaits au dessert: enfin ce dîner fut tout-à-fait asiatique, et la manière dont le général recevait donnait encore du prix à toutes ces choses. J'aurais seulement désiré chez lui qu'on ne tirât point tout près de nous des coups de canon au moment où nous nous mettions à table, mais on me dit que c'était l'usage chez tous les généraux d'armée.
      Je ne louai qu'un été ma petite maison sur la Neva; l'été suivant, le jeune comte de Strogonoff me prêta une maison charmante à Kaminostroff, où je me plaisais beaucoup. Tous les matins, j'allais seule me promener dans une forêt voisine, et je passais mes soirées chez la comtesse Golovin, qui était établie tout à côté de moi. Je trouvais là le jeune prince Bariatinski, la princesse Tarente et plusieurs autres personnes aimables. Nous causions, ou nous faisions des lectures jusqu'au moment du souper; enfin mon temps se passait le plus agréablement du monde.
      La paix et le bonheur dont je jouissais, ne m'empêchaient pas néanmoins de penser bien souvent à la France et à ses malheurs. J'étais surtout poursuivie par le souvenir de Louis XVI et de Marie-Antoinette, au point qu'un de mes désirs les plus vifs était de faire un tableau qui les représentât dans un des momens touchans et solennels qui avaient dû précéder leur mort. J'ai déjà dit que j'avais évité soigneusement la connaissance de ces tristes détails, mais alors il me fallait bien les connaître, si je voulais intéresser. Je savais que Cléry s'était réfugié à Vienne après la mort de son auguste maître, je lui écrivis, et je l'instruisis de mon désir, en le priant de m'aider à l'exécuter. Fort peu de temps après, je reçus de lui la lettre suivante, que j'ai toujours gardée, et que je copie mot pour mot.

Madame,

La connaissance parfaite que vous avez des personnages de l'auguste famille de Louis XVI m'avait fait dire à madame la comtesse de Rombeck que personne autre que vous ne pourrait rendre les scènes déchirantes qu'a eu à éprouver cette malheureuse famille, dans le cours de sa captivité. Des faits aussi intéressans doivent passer à la postérité, et le pinceau de madame Lebrun peut seul les y transmettre avec vérité.

Parmi ces scènes de douleur, on pourrait en peindre six:

1° Louis XVI dans sa prison, entouré de sa famille, donnant des leçons de géographie et de lecture à ses enfans; la reine et madame Élisabeth occupées en ce moment à coudre et à raccommoder leurs habits;

2° La séparation du roi et de son fils, le 11 décembre, jour que le roi parut à la convention pour la première fois, et qu'il a été séparé de sa famille jusqu'à la veille de sa mort.

3° Louis XVI interrogé dans la tour, par quatre membres de la convention, et entouré de son conseil: MM. de Malesherbes, de Sèze et Tronchet;

4° Le conseil exécutif annonçant au roi son décret de mort, et la lecture de ce décret par Gronvelle;

5° Les adieux du roi à sa famille la veille de sa mort;

6° Son départ de la tour pour marcher au lieu du supplice.

Celui de ces faits qui paraît généralement toucher le plus les ames sensibles, est le moment des adieux. Une gravure a été faite en Angleterre sur ce sujet; mais elle est bien loin de la vérité, tant dans la ressemblance des personnages que des localités.
      Je vais tâcher, madame, de vous donner les détails que vous désirez pour faire une esquisse de ce tableau. La chambre où s'est passée cette scène peut avoir quinze pieds carrés; les murs sont recouverts en papier en forme de pierre de taille, ce qui représente bien l'intérieur d'une prison. À droite, près de la porte d'entrée, est une grande croisée, et comme les murs de la tour ont neuf pieds d'épaisseur, la croisée se trouve dans un enfoncement d'environ huit pieds de large; mais en diminuant vers l'extrémité où l'on aperçoit de très gros barreaux. Dans l'embrasure de cette croisée est un poêle de faïence de deux pieds et demi de large sur trois pieds et demi de haut; le tuyau passe sous la croisée, et il est adossé à la partie gauche de l'embrasure et au commencement. De la croisée au mur de face, il peut y avoir huit pieds; à ce mur et près du poêle est une lampe-quinquet et qui éclairait toute la salle, la scène s'étant passée de nuit, c'est-à-dire à dix heures du soir. Le mur de face peut avoir quinze pieds; une porte à deux venteaux le sépare; mais elle se trouve plus du côté droit que du gauche. Cette porte est peinte en gris; un des venteaux doit être ouvert pour laisser apercevoir une partie de la chambre à coucher. On doit voir la moitié de la cheminée qui se trouve en face de la porte; une glace est dessus, une partie d'une tenture de papier jaune, une chaise près de la cheminée, une table devant; une écritoire, des plumes, du papier et des livres, sont sur la table. La partie gauche de la salle est une cloison en vitrage; aux deux extrémités sont deux portes vitrées; derrière cette cloison est une petite pièce qui servait de salle à manger. C'est dans cette salle que le roi assis et entouré de sa famille leur a fait part de ses dernières volontés. C'est en sortant de cette petite salle à manger, le roi s'avançant vers la porte d'entrée, comme pour reconduire sa famille, que cette scène doit être prise, et ce fut aussi le moment le plus douloureux.
      Le roi était debout, tenant par la main droite la reine, qui à peine pouvait se soutenir; elle était appuyée sur l'épaule droite du roi; le dauphin, du même côté, se trouve enlacé dans le bras droit de la reine qui le presse vers elle; il tient avec ses petites mains celle droite du roi et la gauche de la reine, les baise et les arrose de ses larmes. Madame Élisabeth est au côté gauche du roi, pressant de ses deux mains le haut du bras du roi, et levant les yeux remplis de larmes vers le ciel; Madame Royale est devant elle, tenant la main gauche du roi, en faisant retentir la salle des gémissemens les plus douloureux. Le roi toujours calme, toujours auguste, ne versait aucune larme; mais il paraissait cruellement affecté de l'état douloureux de sa famille. Il lui dit avec le son de voix le plus doux, mais plein d'expressions touchantes: Je ne vous dis point adieu, soyez assurée que je vous verrai encore demain matin, à sept heures. — Vous nous le promettez?, dit la reine, pouvant à peine articuler.— Oui, je vous le promets, répondit le roi; adieu.— Dans ce moment les sanglots redoublèrent, Madame Royale tomba presque évanouie aux pieds du roi qu'elle tenait embrassé; madame Élisabeth s'occupa vivement de la soutenir. Le roi fit un effort bien pénible sur lui-même, il s'arracha de leurs bras et rentra dans sa chambre. Comme j'étais près de madame Élisabeth, j'aidai cette princesse à soutenir Madame Royale pendant quelques degrés; mais on ne me permit pas de suivre plus loin, et je rentrai près du roi. Pendant cette scène, quatre officiers municipaux, dont deux très mal vêtus et le chapeau sur la tête, se tenaient dans l'embrasure de la croisée, se chauffant au poêle sans se mouvoir. Ils étaient décorés d'un ruban tricolore avec une cocarde au milieu.
      Le roi était vêtu d'un habit brun mélangé, avec un collet de même, une veste blanche de piqué de Marseille, une culotte de casimir gris et des bas de soie gris, des boucles d'or, mais très simples, à ses souliers, un col de mousseline, les cheveux un peu poudrés, une boucle séparée en deux ou trois, le toupet en vergette un peu longue, les cheveux de derrière noués en catogan.
      La reine, Madame Royale et madame Élisabeth étaient vêtues d'une robe blanche de mousseline, des fichus très simples en linon, des bonnets absolument pareils faits en forme de baigneuses, garnis d'une petite dentelle, un mouchoir garni aussi de dentelle, noué dessus le bonnet en forme de marmotte.
      Le jeune prince avait un habit de casimir d'un gris verdâtre, une culotte ou pantalon pareille, un petit gilet de basin blanc rayé, l'habit décolleté et à revers, le col de la chemise uni et retombant dessus le collet de l'habit, le jabot de batiste plissé, des souliers noirs noués avec un ruban, les cheveux blonds sans poudre, tombant négligemment et bouclés sur le front et sur les épaules, relevés en natte derrière, et ceux de devant tombaient naturellement et sans poudre. Les cheveux de la reine étaient presque tous blancs, ceux de Madame du beau blond clair, et ceux de madame Élisabeth aussi blonds, mais de nuance plus foncée. Voilà à peu près, madame, les détails que je puis vous donner sur ce sujet; s'ils ne remplissent point vos désirs, daignez me faire d'autres questions, et je tâcherai d'y répondre. Il me reste une grâce à vous demander, c'est que tous ces détails restent entre nous. Comme j'ai des notes où tous ces faits sont écrits, je ne voudrais point qu'ils soient connus avant leur impression (34). J'espère que quelque jour vous reviendrez habiter cette ville; et si vous désirez faire d'autres tableaux sur ces tristes événemens, je suis fort aise de pouvoir vous être agréable en quelque chose. En attendant, je vous prie d'agréer, madame, les respectueux hommages

De votre très humble et très obéissant serviteur,

CLÉRY.

Vienne, le 27 octobre 1796.

Cette lettre me fit une si cruelle impression que je reconnus l'impossibilité d'entreprendre un ouvrage pour lequel chaque coup de pinceau m'aurait fait fondre en pleurs. Je renonçai donc à mon projet; toutefois j'eus le bonheur, pendant mon séjour en Russie, de retracer encore des traits augustes et chéris; voici à quelle occasion. Le comte de Cossé arriva à Pétersbourg, venant de Mitau où il avait laissé la famille royale. Il me fit une visite pour m'engager à me rendre auprès des princes, qui me verraient, me dit-il, avec plaisir. J'éprouvai dans le moment un bien vif chagrin; car, ma fille étant malade, je ne pouvais la quitter, et de plus j'avais à remplir des engagemens pris, non seulement avec des personnages marquans, mais avec la famille impériale, pour plusieurs portraits, ce qui ne me permettait pas de quitter avant quelque temps Pétersbourg. J'en exprimai toute ma peine à M. de Cossé, et comme il ne repartait pas tout de suite, je fis aussitôt de souvenir le portrait de la reine, que je le priai de remettre à madame la duchesse d'Angoulême, en attendant que je pusse aller moi-même recevoir les ordres de Son Altesse Royale.
      Cet envoi me procura la jouissance de recevoir de Madame la lettre que je joins ici, et que je conserve comme un témoignage qui m'est bien cher, de sa satisfaction.
      Dès que j'eus repris ma liberté, je courus à Mitau; mais j'eus le malheur de n'y plus retrouver la famille royale.

 

(32) Ce lieu appartenait à madame de Schouvaloff, femme de l'auteur de l'Épitre à Ninon. Sa fille a épousé le comte Diedrestein, frère de la belle comtesse Kinski.

(33) La princesse Bariatinski. Elle avait été jolie comme un ange, et son esprit fin et naturel la rendait une des plus aimables femmes de Pétersbourg.

(34) Tout le monde sait que les mémoires de Cléry ont paru.

Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835

 


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