Maria Fitzherbert
CHAPITRE X
— Le prince de Galles.— Je fais son portrait.
— Madame Fitz-Herbert.— Ma lettre à un peintre anglais.— M. le comte d'Artois.— La comtesse de
Polastron.— Le duc de Berri.
Peu de temps après mon arrivée à Londres, le traité d'Amiens avait été rompu, et tous les Français qui ne résidaient point en Angleterre depuis plus d'une année, furent obligés de partir aussitôt. Le prince de Galles, auquel je fus présentée, m'assura que je ne devais pas être comprise dans cet arrêté, qu'il s'y opposait, et qu'il allait demander tout de suite au roi son père une permission pour moi. Cette permission me fut accordée avec tous les détails nécessaires, mentionnant que je pouvais voyager dans tout l'intérieur du royaume, séjourner où bon me semblerait, et que de plus je devais être protégée dans les ports de mer où il me plairait de m'arrêter, faveur que les Français établis en Angleterre depuis nombre d'années avaient peine à obtenir à cette époque. Le prince de Galles mit le comble à son obligeance en m'apportant ce papier lui-même.
Le prince de Galles pouvait alors avoir quarante ans, mais il paraissait plus âgé, attendu qu'il avait déjà pris trop d'embonpoint. Grand et bien fait, il avait un beau visage; tous ses traits étaient nobles et réguliers. Il portait une perruque arrangée avec beaucoup d'art, dont les cheveux étaient séparés sur le devant, comme le sont ceux de l'Apollon, ce qui lui allait à merveille. Il se montrait très habile dans tous les exercices du corps, et parlait le français très bien, avec la plus grande facilité. Il était d'une élégance recherchée, d'une magnificence qui allait jusqu'à la prodigalité; car il eut un moment, dit-on, pour trois cent mille louis de dettes, que son père et le parlement finirent par payer.
Comme il fut long-temps un des plus beaux hommes des trois royaumes, il se vit l'idole des femmes. Sa première maîtresse fut mistriss Robenson; puis, quelque temps après, il eut un engagement plus sérieux avec mistriss Fitz-Herbert, veuve, plus âgée que lui, mais d'une extrême beauté. Son amour fut si violent alors, qu'on craignit un moment qu'il ne voulût se marier avec cette femme, issue d'une des premières familles catholiques d'Irlande. Son inconstance naturelle le sauva de ce danger, et depuis, un grand nombre de femmes succédèrent à mistriss Fitz-Herbert.
Ce fut peu avant mon départ que je fis le portrait du prince de Galles. Je le peignis presque en pied, et en uniforme. Plusieurs peintres anglais étaient furieux contre moi, quand ils surent que j'avais commencé ce portrait, et que le prince me donnait tout le temps nécessaire pour le terminer; car, depuis long-temps, ils attendaient inutilement cette faveur. Je sus que la reine-mère disait que son fils me faisait la cour, et qu'il venait souvent déjeuner chez moi. Elle répétait un mensonge; car jamais le prince de Galles n'est venu chez moi le matin que pour ses séances.
Dès que ce portrait fut terminé, le prince le donna à son ancienne amie, madame Fitz-Herbert. Celle-ci le fit placer dans un cadre roulant, comme sont les grands miroirs de toilette, afin de pouvoir le transporter dans toutes les chambres qu'elle occupait, ce que je trouvai très ingénieux.
L'humeur des peintres anglais contre moi ne se borna pas à des propos. Un M. M***, peintre de portrait, fit paraître un ouvrage dans lequel il dénigrait avec acharnement la peinture française en général, et la mienne en particulier. On m'en traduisit différentes parties, qui, mon petit amour-propre à part, me parurent si injustes et si ridicules, que je ne pus m'empêcher de prendre la défense des peintres célèbres dont j'étais la compatriote, et j'écrivis à ce M. M*** la lettre suivante:
«Monsieur,
«J'apprends que dans votre ouvrage sur la peinture, vous parlez de l'école française. Comme, d'après ce qui m'est rapporté de vos observations, je présume que vous n'avez aucune idée de cette école, je crois devoir vous donner quelques renseignemens qui peuvent vous être utiles. Je pense d'abord que vous n'attaquez pas les grands peintres qui ont vécu sous le règne de Louis XIV, tel que Lebrun, Le Sueur, Savonet, etc.; et pour le portrait, Rigaut, Mignard et Largillière. Pour ce qui concerne notre temps, vous auriez le plus grand tort si vous jugiez l'école française sur ce qu'elle était il y a trente ans. Depuis cette époque, elle a fait d'immenses progrès dans un genre tout contraire à celui qui l'a fait dégénérer. Ce n'est pas cependant que l'homme qui la perdit alors ne fût point doué d'un très grand talent. Boucher était né coloriste, il avait du goût dans ses compositions, de la grâce dans le choix de ses figures; mais tout à coup, ne travaillant plus que pour les boudoirs, son coloris devint fade, sa grâce de la manière, et l'impulsion une fois donnée, tous les artistes voulurent l'imiter. On exagéra ses défauts, ainsi qu'il arrive toujours; on fit de pire en pire, et l'art semblait éteint sans retour. Alors il vint un homme habile, nommé Vien, qui parut avec un style simple et sévère. Il fut admiré des vrais connaisseurs, et remonta notre école. Depuis, elle a produit David, le jeune peintre Drouai, mort à Rome à l'âge de vingt-cinq ans, alors qu'il allait peut-être nous sembler l'ombre de Raphaël, Gérard, Gros, Girodet, Guérin, et tant d'autres que je pourrais citer.
«Il n'est pas surprenant qu'après avoir critiqué les ouvrages de David qu'évidemment vous ne connaissez point, vous me fassiez l'honneur de critiquer les miens, que vous ne connaissez pas davantage. Ne sachant pas l'anglais, je n'avais pu lire ce que vous avez écrit sur ma peinture, et lorsqu'on m'apprit, sans me donner de détails, que vous m'aviez fort maltraitée, je répondis que vous auriez beau dénigrer mes tableaux, tout le mal que vous pourriez en dire serait inférieur à celui que j'en pense. Je ne crois pas qu'aucun artiste se flatte d'avoir atteint la perfection; et bien loin d'avoir cette présomption, pour mon compte, il ne m'est jamais arrivé d'être tout-à-fait contente d'un ouvrage de moi. Néanmoins, mieux instruite aujourd'hui, et sachant que votre critique porte principalement sur un point qui me semble important, je crois devoir la repousser dans l'intérêt de l'art.
«La patience, seul mérite dont vous me croyez capable, n'est malheureusement pas une vertu de mon caractère. Seulement, il est vrai de dire que je quitte difficilement mes ouvrages. Je ne les crois jamais assez finis, et, dans la crainte de les laisser trop imparfaits, ma nature me commande long-temps d'y réfléchir, et d'y retoucher encore.
«Il paraît que mes dentelles vous ont choqué, quoique je n'en fasse plus depuis quinze ans. Je préfère infiniment les shalls, dont vous feriez bien de vous servir aussi, Monsieur. Croyez-moi, les shalls sont une bonne fortune pour les peintres, et si vous en aviez fait usage, vous auriez acquis le bon goût des draperies que vous ne possédez pas assez.
«Quant à ces étoffes, à ces coussins parlans, à ces velours qui se voient dans ma boutique, mon avis est que l'on doit soigner tous ces accessoires autant que la chose est possible, sans nuire aux têtes. Sur ce point, j'ai pour autorité Raphaël, qui n'a jamais rien négligé dans ce genre, qui voulait que tout fût expliqué, rendu (termes de l'art), jusqu'aux fleurettes des gazons. Je puis vous donner encore pour exemple la sculpture antique, où l'on ne trouve pas le moindre accessoire négligé: les draperies shalls qui caressent si bien le nu, et dont les seuls fragmens détachés se vendent encore aujourd'hui aux vrais amateurs, les ornemens des cuirasses, les brodequins, tout cela est d'un fini parfait.
«Maintenant, Monsieur, permettez-moi de vous dire que le mot boutique, dont vous vous servez en parlant de mon atelier, est peu digne du langage d'un artiste. Je fais voir mes tableaux sans que l'on soit obligé de payer à ma porte. J'ai même, pour me soustraire à cet usage, donné un jour par semaine où je reçois les personnes connues, et celles qu'il leur plaît de me présenter; je puis donc vous faire observer que le mot boutique est impropre et que la sévérité ne dispense jamais un homme de politesse.
«J'ai l'honneur d'être, etc.»
Cette lettre, que je lus à quelques amis, ne resta pas un mystère pour la société de Londres, et les rieurs ne furent pas pour M. M***, qui, rancune à part, ne savait pas faire une draperie.
Je retrouvais en Angleterre une grande quantité de mes compatriotes, que je connaissais depuis long-temps. Le comte de Ménard, le baron de Roll, le duc de Sérant, le duc de Rivière, et une foule d'autres émigrés français, que j'invitais à mes soirées. J'eus le bonheur aussi de rencontrer M. le comte d'Artois. Je me trouvais avec lui dans une réunion chez lady Parceval, qui recevait beaucoup d'émigrés. Il avait pris de l'embonpoint, et me parut vraiment très beau. Peu de temps après, il me fit l'honneur de venir voir mon atelier; j'étais dehors, et ne revins qu'au moment où il sortait de chez moi; mais il eut la bonté de rentrer pour me faire compliment du portrait du prince de Galles dont il paraissait fort satisfait.
M. le comte d'Artois n'allait point dans le monde. N'ayant qu'un revenu très modique, il faisait des économies qu'il employait à secourir les Français les plus malheureux, et la bonté de son coeur le portait à sacrifier tous les plaisirs à sa bienfaisance. J'en acquis moi-même la preuve par un fait que j'aime à rapporter. Une jeune personne fort intéressante, nommée mademoiselle Mérel, qui jouait parfaitement bien de la harpe, était venue à Londres dans l'espoir d'y vivre de son talent. Elle annonça un concert. Je m'empressai de prendre des billets et d'en placer autant qu'il m'était possible de le faire; mais, en dépit de tous mes efforts, il se trouva si peu de monde dans la salle qu'on y gelait, au point que je fus obligée de sortir avant la fin du concert. Je racontai la chose au comte de Vaudreuil, et je ne sais par quel hasard il en parla le jour même à son prince. «Est-elle Française?» demanda M. le comte d'Artois. Sur la réponse affirmative il chargea aussitôt M. de Vaudreuil de faire parvenir dix guinées à la jeune artiste.
M. le comte d'Artois ne quittait pas son ancienne amie, la comtesse de Polastron, qui était toujours souffrante et ne pouvait sortir. La sollicitude du prince pour elle allait au point qu'il devinait ce dont elle avait besoin dans tous les momens, et lui tenait lieu de garde assidue. Outre ses douleurs physiques, madame de Polastron avait eu le malheur de perdre son fils unique, jeune homme très intéressant, qui mourut de la fièvre jaune à Gibraltar. Elle mourut enfin elle-même, et M. le comte d'Artois en resta inconsolable.
Le fils de ce prince, M. le duc de Berri, venait me voir souvent le matin. Il arrivait quelquefois, portant sous son bras de petits tableaux, qu'il venait d'acheter à très bas prix. Ce qui prouve combien il se connaissait en peinture, c'est que ces petits tableaux étaient de superbes Wouwermans; mais il fallait un tact très fin pour apprécier leur mérite sous la saleté qui les couvrait. J'ai revu depuis ces tableaux chez lui, au palais de l'Élysée Bourbon.
Le duc de Berri avait aussi la passion de la musique. Son esprit était juste et plein de finesse, son caractère fort vif, mais son coeur excellent; je pourrai citer plus tard quelques traits, entre mille, de sa bonté envers ses inférieurs, bonté qui l'a toujours fait chérir de tous ceux qui l'entouraient.
J'étais au spectacle à Londres, quand on apprit l'assassinat du duc d'Enghien. À peine cette nouvelle se fut-elle répandue dans la salle, que toutes les femmes qui remplissaient les loges, tournèrent le dos au théâtre, et la pièce n'aurait pas fini, si quelques instans après on n'était point venu dire que la nouvelle était fausse. Chacun alors reprit sa place, et le spectacle se termina; mais à la sortie, tout, hélas! nous fut confirmé. Nous apprîmes même plusieurs détails de ce crime atroce, qui laissera toujours une horrible tache de sang sur la vie de Bonaparte (29).
Le lendemain, nous allâmes à la messe funèbre qui fut célébrée pour cette noble victime. Tous les Français, nos princes compris, et un grand nombre de dames anglaises, y assistèrent. L'abbé de Bouvant prononça un sermon extrêmement touchant sur le sort de l'infortuné duc d'Enghien. Ce sermon finissait par une invocation au Tout-Puissant pour qu'une même destinée n'attendît pas nos chers princes. Hélas! ce voeu n'a point été exaucé, puisque nous avons vu le duc de Berri tomber sous le poignard d'un infame assassin.
Je fus quelque temps après la mort du duc d'Enghien sans revoir son malheureux père, le duc de Bourbon, et quand, au bout d'un mois environ, il vint chez moi, le chagrin l'avait tellement changé qu'il me fit un mal affreux. Il entra sans me parler, s'assit, et mettant ses deux mains sur son visage, qui était inondé de larmes: «Non, je ne m'en consolerai jamais!» me dit-il. Il me serait impossible de rendre la peine que ce peu de mots me fit éprouver.
(29) Je puis témoigner de l'effet que produisit cet assassinat sur tous les Anglais; l'horreur qu'il inspira fut générale.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835