Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun


Vallée de Vallée de Lauterbrunnen
Vallée de Lauterbrunnen

VOYAGE EN SUISSE EN 1808 ET 1809.

LETTRE II.

La vallée de Lauterbrunn, la chute du Schaubach, les glaciers de Grindelwald; Schaffouse.

Aimable comtesse, je continuerai à vous faire voyager avec moi dans cette contrée tant aimée des artistes, des poètes et des esprits rêveurs; les spectacles, les tableaux qui vont passer sous vos yeux sont de la plus grande sublimité. Dans les courses dont il va être question, j'avais une compagne de plus, la belle et gracieuse madame de Brac dont j'ai fait la connaissance à Berne; son mari occupait le poste de chargé d'affaires de la Hollande en Suisse; madame de Brac était grosse de sept mois. Elle avait un fils âgé de dix ans, d'une remarquable intelligence. Le jeune de Brac était constamment à me regarder peindre; il me disait: «Madame, vos paysages sont vivans, permettez-moi d'en copier.» Un jour je lui en donnai un, il me rapporta la copie que je pris pour mon original.
      En quittant Berne, je suis venue à Thoun, et de Thoun je me suis dirigée vers le fameux glacier; avant d'arriver à ce glacier, il faut traverser la grande vallée de Lauterbrunn qui présente l'aspect le plus sauvage; la vallée de Lauterbrunn est si âpre et sombre, que je ne pouvais pas me résoudre à la croire habitée. Elle est enfermée de tous côtés par des montagnes si élevées que le soleil ne peut l'éclairer entièrement qu'à son midi; aussi les matinées y sont ténébreuses, et sitôt que le soleil descend à l'horizon, la nuit y revient. La vallée de Lauterbrunn est donc les trois quarts du temps le domaine des noires ombres. D'après cela, jugez quelle charmante surprise dut être pour nous la rencontre de plusieurs jeunes filles jolies comme des anges; leur teint était rose et blanc; un air de candeur naïve ajoutait encore à leur beauté. Elles nous apportèrent de très belles et d'excellentes cerises. Dans un lieu aussi triste, aussi sauvage, ne pourrions-nous pas croire que ces jeunes bergères, ainsi que leurs fruits, nous étaient descendus du ciel? Cette scène toute fantastique était pour moi comme une scène des Mille et une Nuits.
      De grosses pierres encombrent les chemins de la vallée; notre voiture était horriblement cahotée, et je tremblais que madame de Brac ne fît une fausse couche. Nous avons rencontré de gros torrens sales et très rapides dont mon éteignoir aurait eu grand'peur, s'il avait été là. Celui que j'appelle ici du nom d'éteignoir, parce qu'il refoulait en moi toutes les pensées d'art et de poésie, est un certain M. D... qui probablement vous est inconnu, aimable comtesse. «Quel vilain pays que la Suisse!» me disait ce M. D...; «les montagnes et les torrens me font mourir de peur; je n'aime de la Suisse que les prairies.»
     Il ne faut pas que j'oublie de vous parler de la cascade du Schaubach devant laquelle nous nous sommes arrêtées en chemin. Cette cascade tombe d'une hauteur de huit cents pieds; aussi le bas de sa chute se transforme en tourbillons de fumée; cette immense nappe d'eau qui roule et se précipite avec fracas vous éblouit, vous étourdit, vous fait perdre la tête. En face de la cascade se trouvent quelques habitations. De là on voit cette superbe montagne de neige appelée Iung-Frau, où l'homme n'a jamais pu monter. Arrivées au bout de la vallée de Lauterbrunn, nous trouvâmes une grande quantité de chalets entourés d'arbres fruitiers. Nous couchâmes à l'auberge du Curé, en face des glaciers de Grindelwald, très beaux et très imposans par leur masse énorme.
      Nous sommes retournés à Berne, en passant par Brientz, et de Berne nous sommes venus à Schaffouse. Après avoir dîné à Schaffouse, je reçus la visite du bourgmestre à qui j'avais été recommandée; il me proposa de me conduire à la chute du Rhin; j'acceptai son offre obligeante. Le bourgmestre me mena dans un très petit bateau, et je ne pouvais me défendre d'un peu de frayeur en voyant quantité de rochers placés çà et là sur notre passage. Enfin nous voilà au bas de cette chute d'eau dont la majestueuse beauté inspire une sorte de terreur. Je suis montée aussitôt dans le petit pavillon qu'ébranle continuellement la violence de la cascade. Ce pavillon est le point d'où on peut jouir de la manière la plus complète de l'effet de ces vastes masses d'eau; l'arc-en-ciel s'y voit constamment. J'ai visité également le dessus de la chute qui est superbe. J'ai peint ces deux vues.
      Des coteaux couverts de vignes entourent la chute du Rhin, et je demandai au bourgmestre de m'envoyer du vin de sa vigne; il me répondit avec un peu d'embarras que le port coûterait plus que le vin ne vaudrait; je l'assurai que j'en avais bu et qu'il était excellent: «Monsieur a bien raison, me dit alors Adélaïde; le vin que vous avez bu à l'auberge est de la côte du Rhin.» Je reconnus ma méprise; j'avais confondu la côte et la chute, et j'en fus honteuse.
      Si je me mettais sur le chapitre des méprises, j'en aurais plus d'une à vous raconter. À mon retour de Suisse, j'eus une distraction de ce genre que je ne me pardonne pas. J'arrive chez madame de Bellegarde, à leur château de Marche en Savoie; après un doux repos, je vais avec ces dames à Chambéry chez M. de Boigne qui nous mène aussitôt à sa charmante maison de campagne près de la ville; étant montée sur une terrasse qui domine Chambéry: «Cette vue est ravissante, m'écriai-je, on découvre si bien le village!» M. de Boigne (33) en fut choqué, et ce n'était pas sans raison

 

(33) M. de Boigne, mort depuis quelques années, était né à Chambéry; il a eu le bon esprit d'employer une grande partie de sa fortune à faire bâtir dans sa ville natale des hôpitaux et des monumens utiles à ses compatriotes.

Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835

 


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