Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun


Château de Thoune
Le château de Thoune

VOYAGE EN SUISSE EN 1808 ET 1809.

LETTRE IX.

Undersée; la fête des bergers.

Voilà bien des lettres que je vous ai écrites, Madame; je vous ai associée à toutes mes impressions, à toutes mes pensées de voyage, et vous savez maintenant quelle est ma manière de voir la Suisse; mais je ne vous ai pas encore dit ma manière d'être en voiture. Lorsque je suis en route à travers ces belles régions de la Suisse, je ne parle pas, je ne dis pas un mot dans ma calèche. Je suis ainsi muette même avec mon Adélaïde qui pourtant me comprend si bien; bien souvent je fais arrêter ma voiture pour peindre les sites qui me plaisent, et alors je me borne à dire: Adélaïde, faites-moi donner mes pastels. En voyageant j'ai un si grand besoin de me croire seule, que je me suis fait arranger dans ma voiture un rideau qui m'isole entièrement: partout et toujours mes contemplations sont silencieuses.
      Cette lettre sera la dernière où je vous parlerai de la Suisse; je terminerai mes récits par celui de la fête des Bergers, qui se célèbre à Undersée; fête solennelle et touchante à laquelle je suis bien aise d'avoir assisté. Me trouvant à Lucerne une seconde fois, je retournai à Berne pour gagner Thoun, et arriver à Undersée quelques jours avant la fête des Bergers. Le chemin de Berne à Thoun est le plus délicieux du monde avec ses points de vue variés et ses nombreuses habitations. La ville de Thoun, dominée par un vieux château crénelé, offre un aspect très pittoresque. La variété des sites donne un grand charme au passage du lac; parmi les sites du lac, il en est de gracieux et d'imposans, de gais et de sauvages; ils sont couverts de villages et de châteaux.
      C'est ainsi que je suis arrivée à Undersée, près d'Underlach. Je savais que M. Konig m'avait préparé un logement, et je me suis rendue chez lui. J'ai trouvé effectivement une chambre charmante, un lit tout neuf avec des rideaux verts. Il y avait, dans la maison de M. Konig, table d'hôte pour tous les étrangers de distinction qui venaient à la fête des Bergers. Avant d'aller plus loin, j'ai hâte de dire que M. et madame Konig n'ont pas voulu accepter une maille pour les quinze jours que j'ai passés dans leur maison: «Nous avons été si heureux de vous recevoir!» me disaient-ils(42). M. Konig dessinait le paysage; ses costumes de Suisses reçoivent un double intérêt de la manière dont il les a groupés, ce qui les rend supérieurs à ceux que d'autres ont faits avant lui. J'ai parcouru avec M. Konig les environs d'Undersée, qu'il dessinait avec facilité et talent.
      Une végétation grande et variée caractérise le canton d'Undersée; on ne voit nulle part d'aussi beaux arbres, des prairies d'un plus beau vert, des maisons de paysans aussi pittoresques. Le Iung-Frau, une des plus hautes montagnes de neige, surmonte d'immenses montagnes de sapins, dont la sombre verdure forme avec la neige un contraste frappant. À Gantz, ce sont d'âpres rochers d'une belle couleur, et la vue du pont d'Undersée est des plus pittoresques. Des deux côtés sont de longues et larges écluses qui coulent en sens divers, ce qui fait un coup d'oeil magique. Le bruit de ces différentes cascades, la limpidité de ces eaux bordées à l'extrémité par des îles charmantes, offre un spectacle qui rappelle à l'imagination les jardins d'Armide.
      La veille de la fête, au soir, la pluie, qui nous contrariait depuis quelque temps, cessa. Nous étions tous au château du bailli; la cour était remplie de monde, tous les bergers et les bergères y étaient rassemblés: à neuf heures le bailli donne le signal, et à l'instant, sur la montagne vis-à-vis du château, part un feu d'artifice qui éclaire au même moment tous ces groupes; bergers et bergères chantent aussitôt en choeur une musique pastorale et harmonieuse. De tous côtés aussi s'allument les feux que l'on avait préparés sur les hautes montagnes qui entourent ce riant vallon; les cors des Alpes se répondent. Le premier moment fut si attendrissant, si solennel, que les larmes m'en vinrent aux yeux. Je ne fus pas la seule qui éprouvai cette émotion: elle nous venait de l'ensemble du pays et des habitans. En retournant à ma maison, je jouis encore des effets de ces feux, qui paraissaient être de petits volcans de distance en distance; la fumée ajoutait encore à l'effet; en recevant la lumière, elle agrandissait les masses rougeâtres, au milieu de la nuit noire qu'il faisait. J'ai regretté qu'il n'y eût pas de lune, elle aurait ajouté au charme de ce tableau (43).
      Le lendemain le temps, qui nous avait inquiétés la veille au soir, s'éclaircit à neuf heures. Tout le monde part de tous les côtés pour se rendre au lieu de la fête: j'arrive à dix heures et demie, et dès l'entrée je suis ravie du plus charmant coup d'oeil possible: imaginez-vous un amphithéâtre de verdure couronné par une haute montagne de la plus belle végétation; plus bas, à gauche, des gradins de verdure ombragés et entrecoupés d'arbres clairs et légers; à mi-côte, un peu sur la hauteur, s'élève une ruine nommée d'Unspunnen, reste d'un vieux château, entourée de lierres, qui se détachait en demi-teinte sur une énorme montagne de sapins entrecoupée de champs cultivés. Lorsque j'arrivai, ces lieux étaient remplis de monde, le soleil radieux éclairait des groupes de paysans de diverses cantons, assis sur la hauteur; au milieu des différentes couleurs de tant de costumes on ne pouvait distinguer aucun personnage; à cette distance cette multitude faisait l'effet d'un superbe champ de reines-marguerites; puis d'autres groupes s'avançaient plus haut vers la tour (44); plus haut, plusieurs aussi s'étaient réunis et formaient, dans la prairie, le cercle destiné aux exercices, ce qui variait encore le point de vue. Enfin, c'était un coup d'oeil enchanteur: le plus beau temps embellissait la fête. Après en avoir joui, je vais m'asseoir sur les bancs disposés pour les étrangers, en face du cercle où devaient avoir lieu les jeux des lutteurs et des lanceurs de pierres, formé par les bergers et bergères.
      Je me trouvai justement et heureusement à côté de madame de Staël. Peu d'instans après, nous entendîmes une musique religieuse chantée parfaitement par de jeunes bergères, puis aussi le ranz des vaches. Les bergères étaient précédées par le bailli et par les magistrats. Puis venaient des paysans de divers cantons, tous vêtus de différens costumes; des hommes à cheveux blancs portaient les bannières et les hallebardes de chaque vallée. Ils étaient vêtus comme on l'était, il y a cinq siècles, lors de la conjuration de Rutti. Ces vieux temps étaient représentés par ces vénérables vieillards. Enfin madame de Staël et moi, nous fûmes si émues, si attendries de cette procession solennelle, de cette musique champêtre, que nous nous serrâmes la main sans pouvoir nous dire un seul mot; mais nos yeux se remplirent de douces larmes. Je n'oublierai jamais ce moment de sensibilité réciproque. Après cette procession, les jeux commencèrent. Douze montagnards et ceux de la vallée lancèrent d'énormes pierres, du poids de quatre-vingts livres, de dessus leurs épaules avec une force incroyable. Le jeu des lutteurs commença ensuite. Ils montrèrent tous une agilité et une force étonnante. Lorsque les exercices de la fête furent terminés, le bailli distribua les prix aux vainqueurs. Des hymnes furent encore chantés à la prospérité du pays; puis le ranz des vaches se fit entendre. Après cette cérémonie, tout le monde se dispersa, et partout des groupes chantaient, dansaient, valsaient et mangeaient. On avait dressé plusieurs tentes avec des tables; plusieurs étrangers s'y établirent pour dîner. Les paysans faisaient leur cuisine en plein air. C'était le coup d'oeil le plus varié, le plus vivant que j'aie jamais vu. Cette fête m'a donné l'idée de la vie, comme la chute de Goldau m'avait donné l'idée de la mort. Jamais je ne vous ai tant regrettée, Madame; car vous saurez que cette fête n'a lieu que tous les cent ans; c'était le cinquième jubilé national (45).

 

(42) Le seul témoignage de reconnaissance que j'aie pu faire accepter à M. et madame Konig, c'est mon portrait à l'huile que je leur ai envoyé de Paris. M. Konig est venu à Paris montrer des tableaux de lui en transparens; je les ai eus chez moi, et tout le monde en était enchanté.

(43) J'ai réfléchi que les effets de la lune auraient détruit celui des feux qui ressortissait avec vigueur sur le haut des montagnes où ils étaient placés.

(44) Cette tour est la ruine du château d'Unspunnen, que possédait Berthold, fondateur de Berne. C'est en mémoire de lui que se donne cette fête patriotique.

(45) Après la fête, madame de Staël alla se promener avec le duc de Montmorency; moi, je m'établis sur la prairie pour peindre le site et les masses de groupes. Le comte de Grammont tenait ma boîte au pastel. L'aspect de cette fête est peint à l'huile; M. le prince de Talleyrand possède ce tableau.

Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835

 


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