Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun


Le parc du château de Méréville
Le parc du château de Méréville

CHAPITRE XV

Pertes cruelles que je fais dans ma famille.
— Voyage à Bordeaux.— Méréville.— Le monastère de Marmoutier.— Retour à Paris
.— Mes nièces.

     Il faut enfin parler des tristes années de ma vie où dans un court espace de temps j'ai vu disparaître de ce monde les êtres qui m'étaient le plus cher. Je perdis M. Lebrun le premier; depuis bien long-temps, il est vrai, je n'avais plus aucune espèce de relations avec lui, mais je n'en fus pas moins douloureusement affectée de sa mort: on ne peut sans regrets se voir séparée pour toujours de celui auquel nous attachait un lien aussi intime que celui du mariage. Toutefois ce chagrin n'approcha pas de la douleur cruelle que me fit éprouver la mort de ma fille. Je m'étais hâtée de courir chez elle, dès que j'avais appris qu'elle était souffrante; mais la maladie marcha rapidement, et je ne saurais exprimer ce que je ressentis lorsque je perdis toute espérance de la sauver: lorsque j'allai la voir, pour le dernier jour, hélas! et que mes yeux se fixèrent sur ce joli visage totalement décomposé, je me trouvai mal; madame de Noisville, mon ancienne amie, qui m'avait accompagnée, parvint à m'arracher de ce lit de douleur; elle me soutint, car mes jambes ne me portaient plus, et me ramena chez moi. Le lendemain, je n'avais plus d'enfant! Madame de Verdun vint me l'annoncer en s'efforçant vainement d'apaiser mon désespoir; car les torts de la pauvre petite étaient effacés, je la revoyais, je la revois encore aux jours de son enfance... Hélas! elle était si jeune! ne devait-elle pas me survivre?

C'est en 1818 que je perdis ma fille; en 1820 je perdis mon frère. Tant de chagrins qui se succédaient me livrèrent à une si grande tristesse que mes amis, affligés de mes peines, me conseillèrent d'essayer de la distraction et de faire un voyage. Je me déterminai à partir pour Bordeaux. Je ne connaissais point cette ville, et la route qu'il fallait suivre pour m'y rendre devait occuper agréablement mes yeux.

Comme je pris le chemin d'Orléans, j'allai visiter Méréville qui appartient à M. de Laborde. Le père de celui-ci, dont la fortune était immense, a dépensé des millions pour embellir ce séjour vraiment enchanteur. Nulle part on ne peut voir des sites plus variés, de plus beaux arbres, une végétation plus abondante, et nulle part l'art n'est venu ajouter aux beautés de la nature avec un goût mieux entendu. Les fabriques multipliées sont semées sur le terrain sans aucune confusion. Les rochers, qui sont immenses et qui ont dû coûter des trésors, les cascades, les temples, les pavillons, tout est à sa place et concourt au charme du coup d'oeil. Sur un des points les plus élevés du parc est une colonne dont la hauteur égale celle de la place Vendôme. Du sommet de cette colonne la vue s'étend sur l'ensemble du parc et sur une campagne magnifique dont l'horizon est à vingt lieues de vous. Un des temples, appelé le temple de la Sibylle, est la copie exacte de celui de Tivoli, mais restauré dans son entier avec un soin et un goût parfaits. D'un autre côté, appuyé à l'un des bras de la rivière, est un moulin et plusieurs petites habitations qui rappellent les jolies maisons suisses. Près du château on voit un pont élevé sur des rochers, que le temps et la nature ont pris soin d'embellir en le couronnant de lianes qui tombent en guirlandes dans l'eau bouillonnante. Enfin il serait trop long d'énumérer tout ce qui fait du parc de Méréville un lieu de délices, qui surpasse selon moi tout ce qu'on peut voir en Angleterre dans ce genre. Ce parc a été composé en grande partie par Robert, le peintre en paysage; aussi pourrait-il fournir les modèles des plus délicieux tableaux.

Le château, flanqué de quatre tourelles gothiques, qui lui donnent l'aspect d'un manoir seigneurial, est meublé avec une riche élégance. La salle à manger et le billard sont surtout admirablement décorés, et le superbe plain-pied de ce rez-de-chaussée où les marbres, les bronzes, les bois précieux, les statues, les tableaux, sont prodigués, fait de cette demeure une habitation royale.

J'arrivai à Orléans, où j'allai voir tout ce que cette ville offre de curieux; la cathédrale, entre autres choses, qui se détachait en vigueur noirâtre sur le ciel le plus pur; car depuis mon départ j'avais toujours eu le plus beau temps du monde; aussi, chemin faisant, je courais aux ruines de ces anciens châteaux dont il ne reste que quelques tours et des vieux murs ornés de lierre. Pour un peintre, la route que je suivais est très intéressante; on y trouve à chaque pas de noble débris, qui font naître parfois de tristes réflexions, quand on reconnaît que les guerres et les révolutions détruisent plus en un siècle que le temps ne pourrait le faire en des milliers d'années.

Dès que je fus arrivée à Blois, j'allai visiter le château de Chambord, cette féerie si romanesque, que l'on ne peut rien voir qui agisse autant sur l'imagination. On s'arrête long-temps devant ces vieilles portes en bois où sont sculptés des salamandres et les chiffres de François Ier; on se raconte l'histoire de ce roi galant et mille autres histoires moins anciennes et moins romantiques. J'aurais voulu pouvoir emporter ces portes pour les faire encadrer. J'aurais bien voulu aussi dessiner l'intérieur de cette tour où sont sculptées trois cariatides, dont deux représentent Diane de Poitiers, et celle du milieu François Ier; mais il faisait une telle chaleur jointe à un vent si violent, qu'étant en nage je ne pus trouver un coin propre à m'abriter. Maintenant, hélas! Éole seul habite ces tours, ces terrasses, et pourtant je ne pouvais quitter une demeure qui est unique dans son genre.

En partant de Blois, je côtoyai les bords de la Loire, qui, comme on sait, sont charmans; mais quand on a voyagé en Suisse, cette vue ne vous fait pas autant d'impression. J'allai à Chanteloup. Ce château est superbe et garde encore les restes de la magnificence du duc de Choiseul. Le parc devait être magnifique; près d'un grand lac se trouve une haute pagode que le duc avait fait construire en mémoire des amis qui l'étaient venus voir dans son exil. Comme tous les noms qu'on y avait inscrits étaient des noms de nobles, la révolution avec son grand houssoir les a effacés, bien qu'ils fussent gravés sur le marbre.

Les appartemens du château sont distribués d'une manière commode et grandiose; ceux du rez-de-chaussée ont été si bien dorés qu'ils sont plus frais que ceux que l'on fait de nos jours. Ce château, de chaque côté, est orné de très belles colonnades.

L'air de ce beau séjour est tellement bienfaisant que l'on s'y sent tout autre qu'ailleurs. À dire vrai, je suis douée sur ce point d'un instinct peu commun; je goûte l'air, comme les gourmets savourent la bonne chère, et je crois que ma santé tient à ma susceptibilité pour n'en respirer que de pur, autant que la chose m'est possible.

L'instinct dont je viens de parler ne m'a point permis de séjourner long-temps à Tours. Cette ville est très belle; mais une odeur de latrines vous poursuit dans toutes les rues. Mon auberge, qui pourtant était la meilleure, m'infectait en dépit des herbes odorantes, des vinaigres dont j'ai soin de me munir en voyage, au point que je n'y pus rester que deux jours. Heureusement, comme, sitôt arrivée dans un lieu, je ne reste jamais en place, j'eus le temps d'aller voir la cathédrale, l'académie, plusieurs châteaux ruinés; puis je traversai la Loire en bateau pour aller pleurer sur les débris du vieux monastère de Marmoutier. Je fus conduite à ces belles ruines par le directeur de l'académie de Tours. Sitôt après mon arrivée j'avais été lui faire une visite; il me présenta tous ses jeunes élèves; de plus il eut la complaisance de me servir de cicerone, ce qui me fut d'un grand secours, attendu qu'il habitait la ville depuis trente-cinq ans, et connaissait à merveille tous les environs.

On ferait des tableaux ravissans de ce qui reste encore des ruines de Marmoutier. J'aurais voulu me multiplier pour fixer sur le papier ce qu'on abattait en ma présence avec tant de barbarie et de sang-froid! Une bande infernale de chaudronniers détruisait toutes ces belles choses. Il s'était présenté une compagnie de négocians hollandais qui voulaient acheter ce monastère pour en faire une manufacture; ils en offraient 300,000 francs, on les refusa, et plus tard, les vilains chaudronniers l'ont eu pour 20,000, à la condition que ce superbe édifice serait abattu! Les Vandales ne feraient pas pis! Et bien, partout sur ma route j'apprenais des traits de ce genre.

Sous le portail de la seconde entrée du monastère de Marmoutier je dessinai une tour; c'est au-dessous de cette tour que sont inhumés les Sept Dormans, dans une chapelle près de la grande église de l'abbaye, où leurs tombes sont taillées séparément dans le roc. On tient par tradition dans Marmoutier que les Sept Dormans étaient sept disciples de saint Martin, qui, ayant renoncé au monde en même temps, et vécu dans une grande sainteté sous sa conduite, moururent dans le monastère sans être atteints d'aucune maladie, et tous sept le même jour. Leur mort, dit-on, fut si douce et changea si peu leurs visages qu'on pouvait croire qu'il dormaient, d'où leur est resté le nom des Sept Dormans. On les honore à Marmoutier comme saints et l'on y chôme publiquement leur fête.

Pour arriver à Bordeaux je traversai Poitiers et Angoulême. Ces deux villes sont pittoresquement placées sur le haut d'une colline. De la première on côtoie des rochers, des maisons bâties en amphithéâtre. La seconde, plus élevée encore, a des environs délicieux; et je ne dois pas oublier de dire que depuis Paris jusqu'à l'approche de Bordeaux, le chemin ressemble à une allée de jardin; il est ferré, battu de manière que l'on n'éprouve aucune fatigue. Ma voiture, qui était très douce, complétait la douceur de ma route. Je me figurais parcourir un grand parc où je peignais des yeux; aussi ne pouvais-je tenir dans les auberges. Je me couchais à huit heures du soir et j'étais tout éveillée à quatre heures et demie du matin, attendant le jour avec une impatience extrême pour me remettre en route: Adélaïde prétendait que j'étais comme un enfant qui veut toujours aller à dada.

Arrivée à Bordeaux, je me logeai dans la plus belle auberge, dans l'hôtel Fumel, qui avant la révolution appartenait au marquis de ce nom. Cet hôtel est admirablement situé tout en face du port, qui peut contenir des milliers de vaisseaux; l'autre rive qu'on a pour point de vue est terminée par un coteau bien vert, que couvrent çà et là quelques maisons, et pour second plan une longue montagne sur laquelle on aperçoit des châteaux. Je ne saurais exprimer mon extase, mon ravissement à la vue du magnifique tableau qui s'offrit à mes yeux lorsque j'ouvris ma fenêtre; je croyais faire un beau rêve. Tant de vaisseaux en rade, mille barques et bateaux qui vont et viennent dans tous les sens, tandis que les navires restent immobiles; le silence qui règne sur cette immense masse d'eau, tout concourt à vous donner l'idée d'une féerie. Quoique je sois restée près d'une semaine à Bordeaux et que nuit et jour j'aie joui de ce coup d'oeil, je n'ai pu m'en lasser, surtout au clair de lune; on voit alors sur les coteaux quelques petites lumières dans les maisons et le tout devient magique.

Le plaisir que je goûtais de ma fenêtre valait seul la peine de faire le voyage, et je ne me repentais point d'être venue à Bordeaux. Il est bien vrai que si je puis parler des beautés de cette ville, je ne saurais rien dire de ceux qui l'habitent; car, à l'exception du préfet, M. le comte de Tournon, qui dessinait, et qui fut très bien pour moi, je n'eus de rapports avec personne. La plupart du temps même, étant logée très haut, les hommes ne me semblaient que des petits points noirs qui allaient et venaient sous mes yeux.

Je ne renonçai pas toutefois à mon habitude de courir la ville et les environs; j'allai voir le cimetière, dont la régularité tout-à-fait sépulcrale me plut infiniment. J'aime que les cimetières soient réguliers, au point que, celui du Père-La-Chaise excepté, je préfère celui-ci à tout ce que j'ai vu dans ce triste genre. C'est un grand terrain carré, bordé tout autour par une allée de platanes. Les tombes de pierre blanche travaillée avec soin sont toutes de forme antique et placées régulièrement entre les arbres, où des cyprès, des fleurs et une grille noire, les entourent. Dans une des allées sont des pyramides d'un aspect sombre et grandiose, qui renferment une chambre où le cercueil est placé. Au milieu du terrain est la fosse commune semée de simples croix noires. L'uniformité qui règne dans ce lieu présente un coup d'oeil qui satisfait les regards et l'esprit; on se croit dans les Champs-Élisiens, et je ne suis sortie qu'à regret de ce dernier asile de l'homme.

Je voulus voir le temple des juifs, bâti sur le modèle du temple de Salomon. C'est un monument très intéressant, et si mystérieux qu'il invite à la prière. Je courus aussi visiter les débris du cirque de Gallien, ces débris sont si imposans! Il ne reste plus que quelques murailles, néanmoins, on peut admirer encore des fragmens d'antiquités romaines, tels que la porte basse, et un amphithéâtre de deux cents sept pieds de long sur cent quarante de large.

La salle de spectacle, qui est superbe, et beaucoup d'autres monumens font de Bordeaux une des plus belles, sinon la plus belle ville de la France, après la capitale.

Je me sus fort bon gré d'avoir entrepris cette longue course, d'autant plus que, grâce à mon amour pour les ruines, je rapportais un portefeuille plein de dessins faits en route. Si j'apercevais sur mon chemin une vieille tour, aussitôt arrivée à mon auberge, je courais, je grimpais pour la voir de près. Souvent, quand je me mettais à dessiner, quelques habitans de l'endroit venaient m'entourer. Un jour que je me lamentais avec ces bonnes gens sur tant de destructions, un d'eux me dit: «Je vois bien que madame la comtesse avait aussi des châteaux par ici.--Non, répondis-je, mes châteaux, à moi, sont en Espagne.» Le titre de comtesse dont je me voyais gratifiée ne me surprenait nullement, j'étais accoutumée à me voir traitée en grande dame; dans toutes les auberges où je m'arrêtais on me prodiguait les titres. Mais comme je devais cet honneur à ma voiture qui était fashionable, je n'en devenais pas plus fière, j'en payais seulement davantage. Ma santé s'était un peu remise, et je revins à Paris l'esprit beaucoup moins noir.

Ce petit voyage est le dernier que j'aie entrepris depuis lors jusqu'à ce jour. Je repris mes habitudes et mon travail, qui, de toutes les distractions, a toujours été pour moi la plus douce. Quoique j'eusse eu le malheur de perdre tant d'êtres qui m'avaient été chers, je ne restais point isolée. J'ai déjà parlé de madame de Rivière, ma nièce, qui par sa tendresse et ses soins fait le charme de ma vie; je dois aussi parler de mon autre nièce, Eugénie Lebrun, maintenant madame Tripier-le-Franc. Ses études m'empêchèrent d'abord de la voir aussi souvent que je l'aurais voulu; car, dès sa première jeunesse, elle promettait déjà, par son caractère, son esprit et ses grandes dispositions pour la peinture, d'ajouter à mon bonheur. Je me plaisais à la guider, à lui prodiguer mes conseils, et à la suivre dans ses progrès. J'en suis bien récompensée aujourd'hui qu'elle a réalisé toutes mes espérances, par son aimable caractère et par un talent très remarquable en peinture. Elle a suivi la même route que moi en adoptant le genre du portrait, dans lequel elle obtient un succès mérité par une belle couleur, une grande vérité, et surtout par une ressemblance parfaite. Jeune encore, elle ne peut qu'ajouter à une réputation qu'osait à peine entrevoir sa timidité et sa modestie. Madame Lefranc et madame de Rivière sont devenues mes enfans. Elles me font retrouver tous les sentimens d'une mère, et leur tendre dévouement répand un grand charme sur mon existence. C'est près de ces deux êtres chéris et des amis qui me sont restés que j'espère terminer doucement une vie errante, mais calme; laborieuse, mais honorable.

 

Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835

 


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