"L'arrivée de la superbe Marie Bashkirtseff, suivie de son nègre
et de son chien parmi les travailleuses peu fortunées de l'Atelier
Julian, fit sensation.
Cette fastueuse Russe, qui adorait se costumer, portait à l'atelier
une modeste robe d'alpaga noir, toute simplette, assez ajustée pour
laisser deviner les formes pures d'un buste aux seins petits et
bien placés et moulait une croupe abondante, dont la taille fine
et serrée faisait ressortir l'ampleur. Ses cheveux blonds, simplement
tordus et retenus sur le front par un petit peigne, étaient coupés
sur le front, à la chien. Son visage n'avait rien de classique,
le bout de son petit nez, aux narines largement ouvertes, et les
pommettes saillantes accusaient ses origines asiatiques, mais le
charme de son sourire, qui creusait une ravissante fossette dans
sa joue fraîche et enfantine, était irrésistible.
Autoritaire à l'excès, le moindre obstacle à sa volonté la jetait dans des colères folles, déconcertantes de brutalité, qu'elle savait faire oublier par cette grâce féline et enveloppante d'une indéfinissable séduction dont les Slaves ont le secret.
Marie Bashkirtseff avait des façons qui semblaient parfois bien
étranges. (...) Un après-midi, Breslau et son amie Schoeppi étaient
allées avec Mousse, comme elles appelaient familièrement Marie Bashkirtseff,
faire un tour au musée du Louvre.
Celle-ci les ramena dans sa chambre où, à leur grande stupéfaction,
elle se dévêtit complètement et se campa devant elles en disant
:
- Comment me trouvez-vous ? Ne suis-je pas aussi bien faite que ces
statues que nous venons d'admirer ?
A quoi Breslau railleuse, après l'avoir fait tourner de tous les
côtés et regardée attentivement, répondit :
- Oui, le haut n'est pas mal, mais le bas est trop gros!
Dépitée par ce jugement dénué de flatterie, elle resta un moment
silencieuse, puis s'écria :
- Eh bien! le haut sera pour les artistes et le bas pour les gens
du monde! (...)
Marie Bashkirtseff n'avait pas sur la pudeur les mêmes idées que
nous (...) elle n'avait aucun doute sur la perfection de son corps
et n'éprouvait aucune gêne à le montrer sans voile.
Des voisins à Nice l'ayant fait prier de fermer les fenêtres de
sa chambre, où elle avait coutume de se promener entièrement nue,
elle répondit sans s'émouvoir : « Je les trouve bien étonnants de
se plaindre! Que leur faut-il donc ? » Je dois ajouter que, malgré
ces allures, exceptionnelles pour l'époque, nul ne mit jamais en
doute la pureté de ses mœurs.
Madeleine Zillhardt, Louise-Catherine Breslau et ses amis, Editions des Portiques, Paris, 1932