LES CERISES RENVERSÉES

POÈME HÉROÏQUE

ÉLISABETH-SOPHIE CHÉRON


Élisabeth-Sophie Chéron

CHANT PREMIER.

Je chante ce combat, où tout couvert de gloire
Damon près du Pont-neuf remporta la victoire;
Où son cœur généreux, pour deux fois dix-huit sous;
Sut d'un peuple en fureur appaiser le courroux.
Muse, qui du clocher de la Samaritaine
Vis de loin ses exploits, viens animer ma veine;
Viens m'apprendre comment ce Héros indomté
Sçut mêler la prudence à la témérité.
Conte-moi le péril où se trouvèrent prises
les Dames dont le char renversa des cerises;
Et dis-moi par quel art Damon sçut ménager
La gloire du beau séxe, & vaincre le danger.
Le Soleil, fatigué de parcourir le monde,
Précipîtoit ses pas pour se plonger dans l'Onde;
Et déjà du Pont-neuf les enroüez Chanteurs,
Pour chercher à souper, quittoient leurs Auditeurs.
Lorsqu'en un char doré deux Dames arrêtées,
D'une Troupe insolente indignement traitées,
Portérent à Damon, du spectacle surpris,
En luy tendant les mains, leurs regards & leurs cris.
Là cent voix de faucet, dans les airs confonduës,.
Leur crioient, Payez-nous nos cerises perduës
Que vos maudits chevaux, en voulant avancer,
Sur le pavé poudreux viennent de renverser.
En vain l'aimable Eglé, du desordre troublée,
De son char exhortoit la criarde assemblée;
En vain elle essaïa contre ces furieux
L'art de persuader qu'elle a receu des Dieux.
D'autre part la Discorde à la forte poitrine,
Prêtant des tons aigus à la troupe mutine,
Des hales, du marché, par chemins differens,
De nouveaux bataillons épaississoit les rangs.
Damon voit le péril, entre au champ de bataille,
Monte sur une borne. Ecoutez-moi, Canaille,
Cria-t-il. On se taît. Chacun de tous côtez
Tient sur le Harangueur [1] les regards arrêtez.
Tel on vit autrefois le Chantre de la Thrace,
Par ses divins accens suspendre sa disgrace;
Quand, respirant le sang, le carnage & l'horreur,
Des femmes pour le perdre accouraient en fureur.
Ou plutôt comme on voit dur les mers orageuses
Bruire & s'entrepousser les vagues écumeuses,
L'Eau s'élancer en l'air, les Autans [2] irritez
Exercer à l'envy leurs poulmons agitez;
Alors Neptune fort de ses grottes profondes,
Donne un coup de trident, calme, aplanit les Ondes:
Ainsi l'on voit Damon en élevant sa voix
Rendre muets d'un mot cent gosiers à la fois.
Mutins, leur crioit-il, quelle brutale envie
Dans un combat douteux vous fait risquer la vie.
Aveugles, vous suivez un aveugle courroux.
Vous attaquez Eglé. Quoi ! la connoissez-vous ?
Vous osez insulter son aimable Cousine !
Pouvez-vous ignorer leur illustre origine !
Ah ! si vous n'écoutez ni respect ni raison ;
Appréhendez du moins la mort ou la prison,
Le silence regnoit, & la Troupe rétive
A l'éloquent Damon se rendoit attentive,
Quand les rênes en main, le coupable Cocher,
Profitant du sermon, commença de toucher.
la Troupe, à cet aspect reprenant sa furie,
Laisse-là le prêcheur qui se démeine & crie.
les valets vainement occupent le chemin,
Pour former une digue à ce Peuple mutin.
Comme un torrent, grossi par un nouvel orage,
Renverse arbres, rochers, qu'il trouve en son passage.
Tout de même l'on voit ce Peuple révolté
De la Gent bigarrée abatre la fierté.
Mais c'est assez chanter, & pour reprendre haleine,
Allons rêver un peu sur les bords d'Hippocréne.

CHANT II.

Cependant la Discorde, aux cheveux hérissez,
A grands coups de serpens hâtoit les moins pressez.
La Crainte, la Pâleur, à son ordre renduës,
Environnoient déjà les Dames éperduës;
Et pour fixer le char, à guise de crampons,
S'alongeoient mille bras à pattes de chapons.
En vain l'adroit Cocher, dégageant les portières,
Fait claquer son foüet de diverses manières.
Cent autres bras nerveux, fécondant les premiers,
En gagnant les devants saisissent les courtiers.
Telle on voit quelquefois, sur la mer agitée,
Par deux vents opposez une nef arrêtée.
Les Palefrois [3] fougueux, sous la main bondissants,
Rongeoient leurs freins dorez d'écume blanchissants,
Champagne, l'Adonis des Beautez subalternes,
Le Basque aux pieds légers, l'ornement des Tavernes,
Picard, la Fleur, & vingt que je ne nomme pas,
Dans ce combat fameux signalérent leurs bras.
Mais qui pourroit compter les cottes dégraffées,
Les collets déchirez, les tètes décoëffées,
Les claques, les soufflets, les coups de poings receus,
Les coups de pieds donnez bien plutôt qu'aperceus.
Alors on vit, dit-on,( n'importe qu'on le croye)
En l'air les mêmes Dieux qu'Homère vit dans Troye.
Là s'avance Junon d'un pas grave & réglé,
Et d'abord prend parti pour la craintive Eglé.
Fuiez dans les Enfers, vaines terreurs, dit-elle,
J'oppose à vos efforts ma présence immortelle.
D'autre part la Discorde, & le terrible Mars,
Dans le parti contraire armoient de toutes parts :
Quand Damon rebuté de perdre ses paroles ;
Pour rendre le bon sens à tant de têtes foles,
II faut, je le vois bien, dit-il, joindre à la fois,
Pour mieux persuader, le geste avec la voix.
Par ce bâton noueux la raison mieux prouvée
Se fera respecter. Puis, la canne levée,
II saute en bas, il court. La Déesse aux grands yeux,
Minerve l'arrêtant. Quel transport furieux
T'agite en ce moment ! Ecoute, lui dit-elle,
Voicy le seul moyen de finir la querelle.
Ouvre ta bourse, cours, & d'un pas diligent
Va-t'en trouver les Chefs, offre-leur de l'argent.
C'est ainsi qu'autrefois Priam quittant sa Ville,
Fut racheter Hector des mains du fier Achille.
Elle dit. Et Damon, sans autre compliment,
Hausse la voix. Parlons d'un accommodement.
C'est Minerve elle-même à présent qui m'inspire.
Je paye le dommage, & que l'on se retire.
Pour la séconde fois les Mutins confondus
Se taisent; leurs esprits demeurent suspendus.
A la tempête on voit succéder la bonace.
Le silence banni vient reprendre la place.
Tel qui le poing levé répandoit la terreur,
Reste immobile & sent rallentir sa fureur;
Tous étoient attentifs : quand un Filou s'approche,
Et côtoyant Damon met la main dans sa poche,
Tire la bourse, fuit, comme l'adroit Chasseur,
Du jeune Lionceau diligent ravisseur,
Qui craignant le retour de la mère en furie,
Assure par sa fuite & sa proye & sa vie.
Le peuple, de l'accord paroissant satisfait,
Veut voir joindre aussi-tôt la promesse à l'effet.
Tous entourent Damon. Le captif équipage,
Tout à coup délaissé, s'ouvre un libre passage
Le prudent Conducteur, du péril dégagé,
Touche les fiers Coursiers, part sans prendre congé.

CHANT III.

Phœbus, prêt à finir sa brillante carrière,
Lançoit obliquement quelques traits de lumiere
Des nuages confus la vaste obscurité
De ses derniers rayons éteignoit la clarté.
Eglé fuïoit alors, du danger garantie,
Et laissoit à Damon achever la partie;
Pendant qu'autour de luy mille bras avancez
Demandoient à la fois d'être récompensez.
Il foüille en son bourson, n'y trouve rien, se trouble.
II cherche dans sa poche ; encor moins, pas un double.
Il cherche en l'autre poche, & dedans & dehors,
Visite tout confus & veste & juste-au-corps,
Réïtere vingt fois sa recherche frivole.
L'étonnement s'accroît, luy coupe la parole.
En cet état douteux il ne sçait que choisir.
Fuir seroit le plus sur. La peur le vient saisir.
Il demeure stupide en sa triste aventure.
La Tourbe s'en émeut, parle bas, puis murmure,
Puis éleve la voix, & redouble les cris.
Minerve accourt, Datnon rappelle ses esprits,
Cherche à se dégager de la troupe profane,
Fait sur les plus hâtez pleuvoir des coups de canne;
II se bat en retraite, & gagnant le terrain,
Minerve à reculons le conduit par la main;
Il atrape le Quay. Là réside un Libraire,
Des nouveautez du temps riche dépositaire,
On y voit chaque jour sur les bords étalez,
De maint & maint Auteur les titres empoulez.
C'est-là que s'arrêtant, d'une guerrière audace
Damon aux plus hardis fait deserter la place.
La Déesse l'anime en ce pressant besoin,
Guide ses coups, les pousse & de près & de loin.
Tel assailli des chiens, lasse, mis hors d'haleine,
Est un fier sanglier acculé contre un chêne,
Qui rappellant sa force en ce dernier combat,
A grands coups de défense atteint, déchire, abbat.
Ainsi combat Damon. Quand la foule imprudente
Renverse en le poussant la boutique sçavante.
Deux cents volumes nœufs, en un tas ramassez,
Du Parapet dans l'eau & trouvent dispersez.
Vieux & nouveaux, tout tombe, & le triste Libraire
Voit voltiger en l'air son dernier exemplaire.
O fortune ennemie, où me vois-je réduit !
Jour malheureux, dit-il, plutôt funeste nuit !.
O mes galands Auteurs abîmez dans la Seine ,
Ecoutez mes regrets, venez finir ma peine !
Auteurs qui du bon sens renfermiez les trésors,
Qui sortant du Palais veniez parer nos bords;
Pourquoy, précipitez jusqu'au plus creux de l'Onde,
N'êtes-vous pas témoins de ma douleur profonde?
Quel magique pouvoir dans le siecle avenir
De vos noms oubliez sera ressouvenir ?
Ainsi se lamentoit le malheureux Libraire.
Telle on voit Philomele en un bois solitaire
Faire entendre aux Echos, par ses douloureux cris,
Qu'un cruel Laboureur a ravi ses petits.
Mercure en ce moment vers la voûte étoilée,
Pour boire le Nectar, reprenoit sa volée,
Quand' l'oreille attentive à ces lugubres sons,
Il reconnoît la voix d'un-de ses Nourrissons.
Sa tendresse s'émeut. Du Ciel il envisage
Du malheureux Marchand le desastreux naufrage;
Il descend, pour calmer l'excez de son ennui,
Et d'un vol suspendu plane au-dessus de lui.
Le Marchand l'aperçoit. Favorable Mercure,
Equitable témoin de ma triste aventure,
Cria-t'il, tu me vois accablé de douleur;
Si jamais des Marchands tu fus le protecteur,
Sois aujourd'huy sensible au coup qui me desole.
Mercure gravement prend alors la parole.
Je sçay quelle est ta perte, & j'en ay du regret;
Mais du fort ennemi c'est l'injuste décret.
Ces chefs-d'œuvres galands, dont tu pleures l'absence,
Perissent prefque tous au point de leur naissance;
Avortons malheureux dont le brillant destin,
Comme aux plus belles fleurs, ne dure qu'un matin;
Va donc, sans frapper l'air de tes plaintes funestes,
De tes Auteurs noyez pêcher les tristes restes;
Descens. Mais qu'aperçoi-je ? O prodige nouveau !
J'en revois quelques-uns qui reviennent sur l'eau !
Le nombre en est petit. Vois-tu comme à la nage
Un favorable vent les repousse au rivage;
Le reste sous les flots demeure enseveli,
Et justement mérite un éternel oubli
Mais ne t'afflige point d'une perte legere;
Les bons sont éçhapez; j'y fais mettre l'enchere,
Et devant que la Lune ait montré son croissant,
Un seul pour le profit t'en vaudra plus de cent.
Minerve cependant, du danger alarmée,
Pour dégager Damon parle à la Renommée.
Il nous faut de l'argent, Damon en a promis,
Luy dit-elle, dépêche; avertis ses amis,
Qu'ils viennent promptement, si son péril les touche.
La Déesse aux cent voix met la trompette en bouche.
Fait retentir au loin les Echos redoublez.
Parmy les Spectateurs de tous lieux rassemblez,
Un ami de Damon l'entend, accourt, se presse,
Des coudes & des poings écarte, fend la presse [4],
Prens courage, Damon, dit-il, je viens t'aider.
Te faut-il de l'argent ? Tu n'as qu'à demander.
Minerve alors s'approche, & luy parle à l'oreille,
II luy donne sa bourse. O subite merveille !
Cette paix, ou des Dieux travailloient vainement,
La moitié d'un écu la fait en un moment.

FIN

 

Extrait du livre :
Batrachomyomancie d'Homère
ou combat des rats et des grenouilles
Edition : Pierre François Giffart - Paris 1717

[1] Qui fait un discours solennel ou moralisateur

[2] Poétique : vent fort, froid, annonciateur d'orages

[3] Cheval de parade

[4] Se frayer un passage dans la foule