La marquise Sophie de Grollier
Louise-Elisabeth Vigée Lebrun - 1788
Photo : Gilles Carrier-Dalbion; Château de Thorens
NOTES ET PORTRAITS
LA MARQUISE DE GROLLIER.
Madame de Grollier, quoiqu'elle recherchât peu
le monde, était connue de toute la haute société, dont elle faisait le
charme et l'ornement par son esprit supérieur. L'éducation qu'elle
avait reçue était fort au-dessus de celle que reçoivent habituellement
les femmes: elle savait le grec, le latin, et connaissait parfaitement
les maîtres classiques; mais dans un salon, elle ne montrait jamais que
son esprit et cachait son savoir. Une personne médiocre peut se
prévaloir avec orgueil de quelque légère instruction; madame de
Grollier, toujours simple, toujours naturelle, n'annonçait aucune
prétention et n'avait aucune pédanterie.
Dans les premiers temps de mon
mariage, j'allais fort rarement dans le monde, je préférais aux
nombreuses réunions les très petits comités de la marquise de Grollier;
il m'arrivait même souvent, ce que j'aimais beaucoup mieux, de passer
ma soirée entière seule avec elle. Sa conversation, toujours animée,
était riche d'idées, pleine de traits, et pourtant on ne pourrait citer
parmi tant de bons mots qui lui échappaient sans cesse, un seul mot qui
fût entaché de médisance; ceci est d'autant plus remarquable, que cette
femme si supérieure devait à son tact, à l'extrême finesse de son
esprit, une parfaite connaissance des hommes, et qu'elle était un peu
misanthrope; plus d'une fois ses discours m'en fournissaient la preuve;
par exemple, elle avait un chien qui, lorsqu'elle fut devenue sourde et
aveugle, faisait le bonheur de tous ses instans; j'en avais un aussi
que j'aimais beaucoup. Un jour que nous nous entretenions ensemble de
l'attachement et de la fidélité de nos deux petites bêtes: — Je
voudrais, dis-je, que les chiens pussent parler, ils nous diraient de
si jolies choses! — S'ils parlaient, ma chère, répondit-elle, ils
entendraient, et seraient bientôt corrompus.
Madame de Grollier peignait les
fleurs avec une grande supériorité. Bien loin que son talent fût ce
qu'on appelle un talent d'amateur, beaucoup de ses tableaux pourraient
être placés à coté de ceux de Wanspeudev, dont elle était l'élève; elle
parlait peinture à merveille, comme elle parlait de tout, au reste, car
je ne suis jamais sortie du salon de madame de Grollier, sans avoir
appris quelque chose d'intéressant ou d'instructif; aussi je ne la
quittais qu'avec regret, et j'avais tellement l'habitude d'aller chez
elle, que mon cocher m'y menait sans que je lui dise rien, ce qu'elle
m'a bien souvent rappelé d'un air tout aimable.
Comme il faut des ombres aux
tableaux, quelques personnes ont reproché à madame de Grollier de
l'exagération dans ses sentimens et dans ses opinions. Il est bien
certain que sur toute espèce de choses, elle avait un peu d'exaltation
dans l'esprit; mais il en résultait tant de générosité de coeur, tant
de noblesse d'âme, qu'elle a dû à cette façon d'être des amis
véritables et dévoués, qui lui sont restés fidèles jusqu'à son dernier
jour. Personne d'ailleurs, n'avait autant que madame de Grollier, ce
charme dans les manières, ce ton parfait, que l'on ne connaît plus
aujourd'hui et qui semble avoir fini avec elle; car hélas! elle a fini,
et cette pensée est une des bien tristes pensées de ma vie; elle a
fini, jouissant encore des hautes facultés de son esprit. J'ai su que
peu d'instans avant d'expirer, elle se souleva sur son séant, et les
yeux levés au ciel, ses cheveux blancs épars, elle adressa à Dieu une
prière qui fit fondre en larmes et saisit d'admiration tous ceux qui
l'écoutaient. Elle pria pour elle, pour son pays, pour cette
restauration qu'elle croyait devoir assurer le bonheur des Français.
Elle parla long-temps comme Homère, comme Bossuet, et rendit le dernier
soupir.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835