Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord
NOTES ET PORTRAITS
MONSIEUR DE TALLEYRAND.
Champfort m'amena un matin M. de Talleyrand, alors l'abbé
de Périgord; son visage était gracieux, ses joues
très rondes, et, quoiqu'il fut boiteux, il n'en était
pas moins fort élégant et cité comme un homme
à bonnes fortunes; il ne me dit que quelques mots sur mes
tableaux; j'eus des raisons de croire alors qu'il voulait savoir
si j'avais autant de luxe et de magnificence qu'on le disait,
et que Champfort l'amenait pour le convaiucre du contraire. Ma
chambre à coucher, la seule pièce où je pusse
recevoir, était meublée avec une simplicité
extrême, et M. de Talleyrand peut se le rappeler aujourd'hui
aussi bien que beaucoup d'antres personnes.
Jamais, je crois, M. de Talleyrand
n'est revenu chez moi; mais je l'ai revu quelque temps à
Gennevilliers, où il est venu dîner chez le comte
de Vaudreuil, et plus tard aussi, quand je suis rentrée
en France; alors il était marié avec madame Grant,
très jolie femme dont j'avais fait le portrait avant la
révolution ; c'est d'elle qu'on raconte une aventure assez
plaisante : M. de Talleyrand, donnant à dîner à
Denon, qui venait d'accompagner Bonaparte en Egypte, engagea sa
femme à lire quelques pages de l'histoire du célèbre
voyageur auquel il désirait qu'elle pût adresser
un mot aimable; il ajouta qu'elle trouverait le volume sur son
bureau; madame de Talleyrand obéit, mais elle se trompe,
et lit une assez grande partie des aventures de Robinson-Crùsoé;
à table, la voilà qui prend l'air le plus gracieux
et dit à Denon: « Ah! monsieur, avec quel plaisir
je viens de lire votre voyage ! qu'il est intéressant,
surtout quand vous rencontrez ce pauvre Vendredi! » Dieu
sait à ces mots quelle figure, a dû faire Denon ,
et surtout M. de Talleyrand ? Ce petit fait a couru l'Europe,
et peut-être n'est-il pas vrai; mais ce qui l'est incontestablement,
c'est que madame de Talleyrand avait fort peu d'esprit; sous ce
rapport, à la vérité, son mari pouvait payer
pour deux.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835