Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun


Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord
Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord

NOTES ET PORTRAITS

MONSIEUR DE TALLEYRAND.


Champfort m'amena un matin M. de Talleyrand, alors l'abbé de Périgord; son visage était gracieux, ses joues très rondes, et, quoiqu'il fut boiteux, il n'en était pas moins fort élégant et cité comme un homme à bonnes fortunes; il ne me dit que quelques mots sur mes tableaux; j'eus des raisons de croire alors qu'il voulait savoir si j'avais autant de luxe et de magnificence qu'on le disait, et que Champfort l'amenait pour le convaiucre du contraire. Ma chambre à coucher, la seule pièce où je pusse recevoir, était meublée avec une simplicité extrême, et M. de Talleyrand peut se le rappeler aujourd'hui aussi bien que beaucoup d'antres personnes.
      Jamais, je crois, M. de Talleyrand n'est revenu chez moi; mais je l'ai revu quelque temps à Gennevilliers, où il est venu dîner chez le comte de Vaudreuil, et plus tard aussi, quand je suis rentrée en France; alors il était marié avec madame Grant, très jolie femme dont j'avais fait le portrait avant la révolution ; c'est d'elle qu'on raconte une aventure assez plaisante : M. de Talleyrand, donnant à dîner à Denon, qui venait d'accompagner Bonaparte en Egypte, engagea sa femme à lire quelques pages de l'histoire du célèbre voyageur auquel il désirait qu'elle pût adresser un mot aimable; il ajouta qu'elle trouverait le volume sur son bureau; madame de Talleyrand obéit, mais elle se trompe, et lit une assez grande partie des aventures de Robinson-Crùsoé; à table, la voilà qui prend l'air le plus gracieux et dit à Denon: « Ah! monsieur, avec quel plaisir je viens de lire votre voyage ! qu'il est intéressant, surtout quand vous rencontrez ce pauvre Vendredi! » Dieu sait à ces mots quelle figure, a dû faire Denon , et surtout M. de Talleyrand ? Ce petit fait a couru l'Europe, et peut-être n'est-il pas vrai; mais ce qui l'est incontestablement, c'est que madame de Talleyrand avait fort peu d'esprit; sous ce rapport, à la vérité, son mari pouvait payer pour deux.

 

Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835

 


   Textes