Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun


Le prince Henri de Prusse
Le prince Henri de Prusse

CHAPITRE XIV

Je quitte Vienne.— Prague.— Les églises.— Budin.— Dresde.— Les promenades.— La galerie.— Raphaël.— La forteresse de Koenigsberg.— Berlin.— Reinsberg.— Le prince Henri de Prusse.

Après avoir séjourné à Vienne deux ans et demi, j'en partis le dimanche 19 avril 1795 pour me rendre à Prague où j'arrivai le 23 avril, par une route très belle.
      Ce que nous remarquâmes d'abord en entrant dans la capitale de la Bohême, ville grande et bien bâtie, ce fut le pont placé sur la rivière qui traverse la ville et qui va se jeter dans l'Elbe. Ce pont est très beau et très long; car il a vingt-quatre arches.
      Je commençai par aller voir les églises. La première que je visitai, Saint Thomas, est assez belle. J'y ai admiré un beau tableau de Rubens, qui représente le martyre de saint Thomas; puis un autre du Caravage, qui est très noirci, mais qui a de beaux détails.
      On trouve au maître-autel de la cathédrale un superbe tableau de Gérard de la Notte, qui représente sainte Anne écrivant, et la Vierge tenant l'enfant Jésus. Ces trois figures sont de la plus grande vérité. Le style en est parfait, de même que celui des draperies. Le fond aussi est du plus grand effet. L'arcade du milieu fait illusion et perce la toile; les bas-reliefs sont extrêmement soignés; enfin cet ouvrage est un des plus finis de ce maître. À gauche du maître-autel, on voit un tableau de Lairesse, représentant un martyr; les figures du second et du troisième plan sont d'une finesse extraordinaire; le fond en est fort bien composé et bien peint.
      Cette cathédrale renferme les tombeaux de trois empereurs couchés, qui sont d'un beau travail. Une chapelle toute en argent, dans laquelle est saint Népomucène; un superbe dais, soutenu par quatre anges plus grands que nature, en argent aussi; un petit bas-relief, représentant le saint, que des guerriers jettent du haut en bas des remparts. De plus on conserve dans l'église la cotte de mailles en fer de saint Népomucène, et beaucoup de personnes viennent baiser cette relique historique.
      Le palais de l'archiduchesse Marianne est très grand et très beau; il me rappelait celui du roi de Naples.
      La vieille ville est sur une montagne, et la nouvelle dans la plaine; mais j'ai eu peu de temps pour les parcourir; car je ne suis restée qu'un jour à Prague, désirant arriver à Dresde le plus tôt possible.
      Sur notre route, nous passâmes à Budin dont les environs sont charmans. Cette ville est déserte, ses fortifications sont en ruine; on n'y rencontre que des vieillards, quelques femmes et des enfans, mais encore en très petit nombre.
      Enfin nous arrivâmes à Dresde, après avoir passé la Corniche, chemin fort étroit, sur une grande hauteur, d'où l'on côtoie l'Elbe qui coule dans un fond très spacieux. Dresde est une jolie ville, bien bâtie, mais à cette époque elle était très mal pavée; l'Elbe la traverse. Ses environs sont charmans, principalement le Plaone, d'où l'on découvre une vue superbe; mais malheureusement tous ces beaux lieux sont infectés de l'odeur des pipes. C'est là que les bourgeois viennent, surtout le dimanche, faire des parties de plaisir; beaucoup y apportent leur dîner, et sitôt leur repas terminé, ils se mettent tous à fumer, ce qui désenchantait, pour moi, ces délicieuses promenades. Cet inconvénient, à la vérité, n'existe pas dans plusieurs beaux jardins que j'ai parcourus, et qui sont en grand nombre. Je citerai principalement le Brill, le parc Antoine, le grand jardin de l'électeur et le jardin de Hollande, comme les plus remarquables.
      J'allai à l'église catholique pour voir un très beau tableau de Mengs, qui représente l'Ascension, et le lendemain de mon arrivée, je visitai enfin cette fameuse galerie de Dresde, unique dans le monde. Sa vue ne dément point sa grande célébrité; il est bien certain que c'est la plus belle de l'Europe. J'y suis retournée bien souvent, toujours plus convaincue de sa supériorité, en admirant le nombre immense de chefs-d'œuvre qu'elle renferme.
      Ces chefs-d'œuvre sont trop connus par une foule d'ouvrages divers propres à en donner l'idée pour que j'entre ici dans aucuns détails. Je dirai seulement que là comme partout on reconnaît combien Raphaël s'élève au-dessus de tous les autres maîtres. Je venais de visiter plusieurs salles de la galerie, lorsque j'arrivai devant un tableau qui me saisit d'une admiration au-dessus de toutes celles que peut faire éprouver l'art du peintre. Il représente la Vierge, placée sur des nuages, tenant l'enfant Jésus dans ses bras. Cette figure est d'une beauté, d'une noblesse dignes du divin pinceau qui l'a tracée. Le visage de l'enfant, qui est charmant, porte une expression à la fois naïve et céleste; les draperies sont du dessin le plus correct et d'une belle couleur. À la droite de la Vierge, on voit un saint dont le caractère de vérité est admirable; ses deux mains surtout sont à remarquer. À gauche est une jeune sainte, la tête baissée, qui regarde deux anges placés en bas du tableau. Sa figure est pleine de beauté, de candeur et de modestie. Les deux petits anges sont appuyés sur leurs mains, les yeux levés vers les personnages qui se trouvent au-dessus d'eux, et leurs têtes ont une ingénuité et une finesse dont il est impossible de donner l'idée par des mots (19).
      Après être restée très long-temps en adoration devant ce chef-d'œuvre, je repassai pour sortir de la galerie par les mêmes salles que je venais de traverser. Les meilleurs tableaux des plus grands maîtres avaient perdu, pour moi, quelque chose de leur perfection; car j'emportais l'image de cette admirable composition et de cette divine figure de Vierge! Rien ne peut se comparer dans les arts à la noble simplicité, et toutes les figures que je revoyais me semblaient grimacer un peu.
      Ce qui rend cette galerie de Dresde aussi admirable, c'est qu'elle renferme des chefs-d'œuvre des grands maîtres de toutes les écoles. On peut dire que toute la peinture est là, et que l'art ne possède pas un nom célèbre qui n'y soit inscrit. Tout en évitant de donner ici un catalogue, je parlerai d'un saint Jérôme de Rubens, qui m'a semblé un de ses ouvrages supérieurs, et d'une salle remplie de portraits et de tableaux de la Rosalba, qui sont d'une vérité enchanteresse. Les pastels notamment ont une grâce et un moelleux qui rappelle tout-à-fait le Corrège.
      L'électeur me fit prier d'exposer dans cette belle galerie ma Sibylle, qui voyageait avec moi, et pendant une semaine toute la cour y vint voir mon tableau. Je m'y rendis moi-même le premier jour, afin de témoigner combien j'étais vivement touchée et reconnaissante de cette haute faveur, que j'étais loin d'attendre et de mériter.
      La bibliothèque de Dresde est très belle; on y voit, outre des livres rares, une grande quantité de porcelaines très précieuses, et de très beaux antiques.
      Le trésor est un des plus riches que l'on connaisse en diamans et en perles fines.
      Une chose fort curieuse à voir, ce sont les salles qui renferment les armes, les costumes des anciens rois et chevaliers. On vous montre le chapeau de Pierre-le-Grand, ainsi que son épée, le casque et la cuirasse d'Auguste, ancien roi de Pologne: cette cuirasse est si lourde qu'on ne peut concevoir comment ce prince a pu la porter; car maintenant il faut trois hommes pour la soulever.
      Nous allâmes voir la fameuse forteresse de Koenigstein, et ma fille fut de cette partie. Notre chemin nous conduisit à un petit village nommé Krebs, bâti sur une montagne, entouré de collines très fertiles, et de beaux bois de cyprès et de sapins. Nous nous y arrêtâmes pour jouir d'une superbe vue, qui vous montre, à droite, la ville de Dresde, Pilnitz, l'Elbe, des montagnes lointaines, et à gauche la magnifique forteresse de Koenigstein. Brunette aimait tellement ce hameau, qu'elle aurait voulu y rester, disant que l'on serait heureux là, loin des villes.
      Nous arrivâmes à la forteresse de Koenigstein, l'une des plus belles du monde, tant par sa situation que par ses ouvrages. Il s'y trouve un puits si profond qu'il faut trente secondes pour entendre tomber dans l'eau ce qu'on y jette. L'eau de ce puits est très bonne à boire. Tout concourt à faire de cette place forte un lieu de défense admirable; de son immense hauteur, elle plane sur un pays de culture en blé, et sur d'excellens pâturages. Elle est entourée de canons, et le magasin à poudre est placé au milieu d'un bois qui la touche.
      Dans l'intention sans doute de nous prémunir contre les dangers que nous pouvions courir à une telle élévation, on nous raconta dans cette forteresse plusieurs événemens arrivés par suite d'imprudence: une nourrice et son enfant étaient tombés de trois cents pieds dans l'Elbe; on sauva l'enfant, mais la femme fut tuée. Le vent est si furieux sur cette hauteur, qu'un jour il enleva un soldat qui n'avait pas eu la précaution de quitter son manteau, et, par un bien heureux hasard, ce soldat ne se fit aucun mal. Une autre fois, un jeune page eut l'imprudence de s'endormir sur un roc qui n'a pas quatre pieds de large et tout au plus huit pieds de long. Heureusement ce jour-là l'électeur donnait à dîner à Koenigstein; il aperçut l'étourdi qu'il fit lier avec des cordes, et rentrer par la fenêtre.
      La vue que l'on découvre de cette belle forteresse est d'une immensité vraiment prodigieuse.
     Étant très pressée de me rendre à Pétersbourg, j'allai directement de Dresde à Berlin, où je ne suis restée que cinq jours, car mon projet était d'y revenir et d'y séjourner à mon retour de Russie, pour y voir la charmante reine de Prusse.
      Berlin, comme on sait, est une très belle ville, mais pas assez peuplée pour sa grandeur, ce qui rend les rues un peu tristes; elle est traversée par la Sprée, qui va se jeter dans l'Ebre, et plusieurs édifices y sont très remarquables. Le palais du roi est superbe; celui du prince Henri est aussi fort beau. On en peut dire autant des bâtimens de l'arsenal et de l'église catholique qui a la forme de la rotonde, et d'un grand nombre de palais. La salle de la comédie se trouve placée entre deux églises. Les dehors de la salle de l'Opéra, qui est très grande, sont simples et d'une belle architecture.
      La plus belle rue de Berlin a un mille de longueur. Elle est parfaitement alignée, et l'on trouve à son extrémité une porte ornée de huit colonnes, qui conduit à Charlottenbourg. Ce parc est magnifique, plus grand que le Prater et le Casino de Florence. On s'y promène à pied, à cheval et en voiture. En allant à cette belle promenade, on peut voir une charmante maison de plaisance du prince Ferdinand, qui se nomme Belle-Vue.
      Charlottenbourg est un village à trois quarts d'heure de chemin de Berlin. Le roi y possède un château superbe, dont les appartenons sont fort curieux. Quelques-uns sont modernes, d'autres gothiques, chinois, japonais, et l'ordonnance de tous est de très bon goût. Le théâtre a quatre-vingt-trois pieds de profondeur. Il s'y trouve aussi quelques tableaux remarquables, entre autres un de Charles Le Brun, qui représente une Vierge montant au ciel, dans lequel un des apôtres est le portrait du peintre.
      J'ai admiré à Berlin une superbe collection de porcelaines. Le palais du roi renferme de fort beaux tableaux, un grand nombre de statues antiques, qui pour la plupart sont remarquables, et le lit de noce de plusieurs rois de Prusse. Mais ce qu'on y voit avec plus d'intérêt que toute autre chose, c'est la chambre du grand Frédéric. La mémoire de ce prince vous suit partout à Berlin et à Potsdam, où je suis allée aussi m'asseoir sur le banc où s'asseyait le grand capitaine. C'est de là qu'il jouissait de la plus belle vue du monde, en se livrant sans doute à ces hautes pensées qui importaient tant au sort de l'Europe.
      Après avoir séjourné cinq jours à Berlin, je partis le 28 mai 1795 pour aller à Reinsberg, résidence du prince Henri, située à vingt lieues de la capitale. Nous fîmes cette route fort lentement, le chemin n'étant que sable. On côtoie plusieurs forêts et des plaines bien cultivées; en général, le Brandebourg a de belles campagnes jusqu'à Reinsberg. J'allais avoir la joie de retrouver la marquise de Sabran et le chevalier de Boufflers. C'était même sur une lettre que cette aimable femme m'avait adressée à Berlin, dans laquelle elle me disait que le prince Henri ne me pardonnerait point d'aller en Russie sans m'arrêter chez lui, que je m'étais décidée à ce petit voyage. J'eus tout lieu d'être persuadée que madame de Sabran m'avait dit vrai quand je vis le prince accourir au-devant de ma voiture pour me recevoir avec une bonté sans égale. Quoique je fusse en habit de voyage, il voulut me présenter aussitôt à ses parens et parentes (la famille Ferdinand), sans me donner le temps de faire ma toilette. Je crus m'apercevoir que les dames en étaient au moins étonnées; mais le bon prince se chargea de toutes les excuses, ce qui était d'autant plus juste, à dire vrai, qu'il était le seul coupable.
      Le château est très bien situé, et divisé en deux parties, dont la famille Ferdinand habitait la plus grande. Le lendemain, le prince Henri me promena dans son parc, qui est immense et très beau. Par amour pour les braves guerriers qui combattaient avec lui dans la guerre de Sept-Ans, le prince y avait fait élever une énorme pyramide sur laquelle tous leurs noms sont inscrits. Un autre monument était un temple dédié à l'amitié, et couvert d'inscriptions en prose, aussi tristes qu'affectueuses, sur les amis qu'il avait perdus. Mais ce qui me toucha surtout, ce fut la vue d'une colonne, au bas de laquelle sont des vers en l'honneur du dévouement et de la mort généreuse de Malesherbes. Je n'aurais pas connu le coeur noble et bon du prince Henri, que ce trait me l'aurait fait connaître.
      Le prince me fit faire aussi une charmante promenade sur son lac, au milieu duquel est une île qu'on prétend avoir été habitée par Rémus dont elle porte le nom.
      La comtesse de Sabran, son fils et le chevalier de Boufflers étaient établis à Reinsberg; ils y sont encore restés très long-temps après mon départ. Le prince leur avait donné des terres, et le chevalier s'était fait cultivateur. On menait dans ce beau lieu la vie la plus douce et la plus agréable. Il y avait une troupe de comédiens français, qui appartenait au prince. On a donné pendant mon séjour quelques comédies assez bien jouées, et plusieurs concerts; car le maître avait conservé toute sa passion pour la musique.
      Je ne puis dire combien j'étais triste de quitter cet excellent prince, que je ne devais, hélas! jamais revoir, et que je regretterai toute ma vie. L'accueil que j'en avais reçu, les bontés dont il m'avait comblée pendant mon séjour chez lui, tout me rendait cette séparation pénible. Ses attentions pour moi ne se ralentirent pas un instant, et dès que j'eus quitté Reinsberg, je fus touchée au dernier point, en découvrant la quantité de provisions qu'il avait fait mettre dans ma voiture, sachant que je ne trouverais rien jusqu'à Riga. On avait placé des comestibles et des bouteilles de vin dans les poches et dans les coffres; j'y trouvai de quoi nourrir tout un régiment prussien, et certes le bon prince dut être bien assuré que je ne mourrais pas d'inanition en route.
      En quittant Reinsberg, nous prîmes le chemin de la Prusse qui conduit à Koenigsberg. Les petites villes que l'on trouve en route sont très bien bâties; la plupart des campagnes sont fertiles; mais ce chemin si sablonneux me donnait bien de l'ennui. Nous ne pouvions faire qu'une poste en sept heures, ce qui m'a obligée souvent à marcher la nuit. Avant d'arriver de Mariaverde à Koenigsberg, on voit la mer, et fort près du chemin, qui est très étroit, la Hafft. Je mis dix jours pour aller de Reinsberg à Koenigsberg, d'où je repartis aussitôt pour Memel. Loin de s'améliorer, la route devient alors plus affreuse. Jour et nuit nous marchions dans des sables horribles, côtoyant la Hafft de si près que la moitié de la voiture était penchée dans cette rivière. Enfin j'arrivai à Riga, et je m'y reposai plusieurs jours en attendant nos passeports pour Pétersbourg.

(19) Ce tableau de Raphaël a été fort bien gravé à Dresde par Schender

Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835

 


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