La comtesse Anna Sergeyevna Stroganova et son fils
Louise-Elisabeth Vigée Lebrun 1796
CHAPITRE XVIII
Le froid à Pétersbourg.— Le peuple russe.— La douceur de ses moeurs.— Sa probité.— Son intelligence.— Les femmes de marchands russes.— Le comte Golovin.— La débâcle de la Néva.— Les salons de Pétersbourg.— Le théâtre.— Madame Hus.— Mandini.— La comtesse Strogonoff.— La princesse Kourakin.
On ne s'apercevrait point à Pétersbourg de la rigueur du climat, si, l'hiver arrivé, on ne sortait pas de chez soi, tant les Russes ont perfectionné les moyens d'entretenir de la chaleur dans les appartemens. À partir de la porte cochère, tout est chauffé par des poêles si excellens, que le feu qu'on entretient dans les cheminées n'est autre chose que du luxe. Les escaliers, les corridors, sont à la même température que les chambres, dont les portes de communication restent ouvertes sans aucun inconvénient. Aussi lorsque l'empereur Paul, qui n'était alors que grand-duc, vint en France sous le nom de prince du Nord, il disait aux Parisiens: «À Pétersbourg nous voyons le froid; mais ici nous le sentons.» De même quand, après avoir passé sept ans et demi en Russie, je fus de retour à Paris, où la princesse Dolgorouki se trouvait aussi, je me rappelle qu'un jour étant allée la voir, nous avions un tel froid toutes deux devant sa cheminée que nous nous disions: « Il faut aller passer l'hiver en Russie pour nous réchauffer. »
On ne sort qu'en prenant de telles précautions, que les étrangers mêmes souffrent à peine de la rigueur du climat. Chacun, dans sa voiture, a de grandes bottes de velours fourrées, et des manteaux doublés d'épaisses fourrures. À dix-sept degrés on ferme le spectacle, et tout le monde reste chez soi. Je suis la seule peut-être qui, ne me doutant pas un jour du froid qu'il faisait, imaginai d'aller faire une visite à la comtesse Golovin, le thermomètre étant à dix-huit. Elle logeait assez loin de chez moi, dans la grande rue qu'on appelle la Perspective, et depuis ma maison jusqu'à la sienne, je ne rencontrai pas une seule voiture, ce qui m'étonnait beaucoup; mais j'allais toujours. Le froid était tel, que d'abord je croyais les glaces de ma voiture ouvertes. Lorsque la comtesse me vit entrer dans son salon, elle s'écria: «Mon Dieu! comment sortez-vous ce soir? ne savez-vous donc pas qu'il y a près de vingt degrés?» À ces mots je pense à mon pauvre cocher, et sans ôter ma pelisse, je cours regagner ma voiture, et retourne bien vite chez moi. Mais ma tête avait été saisie par le froid, au point que j'en étais étourdie. On me la frotta avec de l'eau de Cologne pour la réchauffer, autrement je serais devenue folle.
Une chose tout-à-fait surprenante, c'est le peu d'impression que semble faire une aussi rigoureuse température sur les gens du peuple. Bien loin que leur santé en souffre, on a remarqué que c'est en Russie qu'il existe le plus de centenaires. À Pétersbourg comme à Moscou, les grands seigneurs et toutes les notabilités de l'empire vont à six et à huit chevaux; leurs postillons sont de petits garçons de huit à dix ans, qui mènent avec une adresse et une dextérité surprenantes. On en met deux pour conduire huit chevaux, et c'est une chose curieuse de voir ces petits bons-hommes, vêtus assez légèrement, et quelquefois même leur chemise toute ouverte sur leur poitrine, rester gaiement exposés à un froid qui bien certainement ferait périr en peu d'heures un grenadier prussien ou français. Moi, qui me contentais de deux chevaux à ma voiture, je m'étonnais de même de la douceur et de la résignation des cochers; jamais ils ne se plaignent. Par les temps les plus rigoureux, lorsqu'ils attendent leurs maîtres, soit au spectacle, soit au bal, ils restent tous là sans bouger, on les voit seulement battre du pied sur leurs siéges pour se réchauffer un peu, tandis que les petits postillons vont s'étendre sur le bas des escaliers (28).
Le peuple russe est laid en général, mais il a une tenue à la fois simple et fière, et ce sont les meilleures gens du monde. On ne rencontre jamais un homme ivre, quoique leur boisson habituelle soit de l'eau-de-vie de grain. La plupart se nourrissent de pommes de terre, et force ail mêlé d'huile, qu'ils mangent avec leur pain, en sorte qu'ils infectent, bien qu'ils aient l'usage de se baigner tous les samedis. Cette pauvre nourriture ne les empêche pas de chanter à tue-tête en travaillant ou en menant leurs barques, et ce peuple m'a bien souvent rappelé ce qu'au commencement de la révolution disait un soir chez moi le marquis de Chastellux: « Si on leur ôte leur bandeau, ils seront bien plus malheureux! »
Les Russes sont adroits et intelligens, car ils apprennent tous les métiers avec une facilité prodigieuse; plusieurs même obtiennent du succès dans les arts. Je vis un jour chez le comte de Strogonoff, son architecte qui avait été son esclave. Ce jeune homme montrait tant de talent, que le comte le présenta à l'empereur Paul, qui le nomma un de ses architectes, et lui commanda de bâtir une salle de spectacle sur des plans qu'il avait faits. Je n'ai point vu cette salle finie, mais on m'a dit qu'elle était fort belle. En fait d'esclaves devenus artistes, je n'avais pas été aussi heureuse que le comte. Comme je me trouvais sans domestique, lorsque celui que j'avais amené de Vienne m'eut volé, le comte de Strogonoff me donna un de ses esclaves, qu'il me dit savoir arranger la palette et nettoyer les brosses de sa belle-fille, quand elle s'amusait à peindre. Ce jeune homme que j'employais en effet à cet usage, au bout de quinze jours qu'il me servait, se persuada qu'il était peintre aussi, et ne me donna point de repos que je n'eusse obtenu sa liberté du comte, afin qu'il pût aller travailler avec les élèves de l'Académie. Il m'écrivit sur ce sujet plusieurs lettres qui sont vraiment curieuses de style et de pensées. Le comte, en cédant à ma prière, me dit: « Soyez sûre qu'avant peu il voudra me revenir. » Je donne vingt roubles à ce jeune homme, le comte lui en donne au moins autant, en sorte qu'il court aussitôt acheter l'uniforme des élèves en peinture, avec lequel il vient me remercier d'un air triomphant. Mais, deux mois après environ, il revint m'apporter un grand tableau de famille si mauvais, que je ne pouvais le regarder, et qu'on lui avait payé si peu, que le pauvre jeune homme, les frais soldés, y perdait huit roubles de son argent. Ainsi que le comte l'avait prévu, un pareil désappointement le fit renoncer à sa triste liberté.
Les domestiques sont remarquables par leur intelligence. J'en avais un qui ne savait pas un mot de français, et moi, je ne savais pas un mot de russe; mais nous nous entendions parfaitement sans le secours de la parole. En levant le bras, je lui demandais mon chevalet, ma boîte à couleurs, enfin je lui figurais les différens objets dont j'avais besoin. Il comprenait tout et me servait à merveille. Une autre qualité bien précieuse que je trouvais en lui, c'était une fidélité à toute épreuve: on m'envoyait très souvent des billets de banque en paiement de mes tableaux, et lorsque j'étais occupée à peindre, je les posais près de moi sur une table; en quittant mon travail, j'oubliais constamment d'emporter ces billets, qui restaient là souvent trois ou quatre jours sans que jamais il en ait soustrait un seul. Il était en outre d'une sobriété rare, je ne l'ai pas vu ivre une fois. Ce bon serviteur se nommait Pierre; il pleura lorsque je quittai Pétersbourg, et moi je l'ai toujours vivement regretté.
Le peuple russe en général a de la probité et sa nature est douce. À Pétersbourg, à Moscou, non-seulement on n'entend jamais parler d'un grand crime, mais on n'entend parler d'aucun vol. Cette conduite honnête et paisible surprend dans des hommes encore à peu près barbares, et beaucoup de personnes l'attribueront à l'esclavage; mais moi, je pense qu'elle tient à ce que les Russes sont extrêmement dévots. Peu de temps après mon arrivée à Pétersbourg, j'allai voir à la campagne la belle-fille de mon ancien ami le comte de Strogonoff. Sa maison à Kaminostroff était située à droite du grand chemin qui bordait la Néva. Je descendis de voiture, j'ouvris une petite barrière en treillage qui donnait entrée dans le jardin que je traversai, et j'arrivai dans un salon au rez-de-chaussée, dont je trouvai la porte toute grande ouverte. Il était donc très facile d'entrer chez la comtesse de Strogonoff; aussi, quand je l'eus trouvée dans un petit boudoir et qu'elle me montra ses appartemens, je fus très surprise de voir tous ses diamans près d'une fenêtre qui donnait sur le jardin, et par conséquent à peu près sur le grand chemin. Cela me parut d'autant plus imprudent, que les dames russes ont l'usage d'étaler leurs diamans et leurs bijoux dans de grandes montres couvertes d'un verre, telles qu'on en voit chez les bijoutiers.— Madame, lui dis-je, ne craignez-vous pas d'être volée? — Jamais, répondit-elle, voilà la meilleure des polices. Et elle me montra placées au-dessus de l'écrin, plusieurs images de la Vierge et de saint Nicolas, patron du pays, devant lesquelles brûlait une lampe. Il est de fait que, durant les sept années et plus que j'ai passées en Russie, j'ai toujours reconnu qu'en toute occasion l'image de la Vierge, ou d'un saint, et la présence d'un enfant, ont toujours quelque chose de sacré pour un Russe.
Les gens du peuple, lorsqu'ils vous adressent la parole, ne vous nomment pas autrement (selon votre âge) que mère, père, frère ou soeur, sans que cet usage excepte l'empereur, l'impératrice et toute la famille impériale.
On ne voit pas à Pétersbourg de filles publiques se promener dans la ville; elles habitent un quartier qui leur est assigné, et sont de si mauvais genre que les gens comme il faut ne vont jamais chez elles. Je n'ai pas entendu dire non plus, qu'il y eût des filles entretenues comme à Paris, si ce n'étaient quelques actrices.
Dans la classe supérieure à celle du peuple, il existe un grand nombre de personnes aisées et même riches. Les femmes de marchands, par exemple, dépensent beaucoup pour leur toilette, sans que cela paraisse apporter aucune gêne dans le ménage. Elles sont surtout coiffées avec une magnificence fort élégante. Sur leurs bonnets dont les papillons sont le plus souvent ornés de perles fines, elles portent une large draperie qui de leur tête retombe sur leurs épaules et sur leur dos, jusqu'en bas des reins. Cette espèce de voile produit sur le visage un demi jour, dont il faut avouer qu'elles ont besoin, attendu que toutes, je ne sais pourquoi, mettent du blanc, du rouge, et peignent leurs sourcils en noir, de la manière la plus ridicule.
Plusieurs fermiers sont aussi fort riches. Je me souviens qu'arrivant un jour pour dîner chez le comte Golovin, je trouvai dans le salon un grand et gros homme qui avait tout-à-fait l'air d'un paysan renforcé. Quand on eut annoncé le dîner, je vis cet homme se mettre à table avec nous, ce qui me parut extraordinaire, et je demandai à la comtesse qui il était: «C'est, me dit-elle, le fermier de mon mari, qui vient lui prêter soixante mille roubles pour que nous puissions satisfaire à quelques dettes; l'obligeance de ce bon fermier vaut bien le dîner que nous lui donnons.» Rien n'était plus naturel en effet; ce qui pouvait me le paraître un peu moins, c'est que le comte Golovin, avec une fortune aussi considérable que la sienne, pût avoir besoin de l'argent de son fermier; mais je n'en étais plus à apprendre avec quelle facilité les seigneurs russes dépensent leur revenu; il faut dire, à la vérité, qu'ils sont infiniment plus magnifiques que les Français. Il résulte toutefois de ce luxe extraordinaire, auquel le nôtre ne peut être comparé, que, pour être payé quand ils vous doivent, il faut aller chez eux vers le 1er janvier, ou vers le 1er juillet, époques où ils touchent le revenu de leurs terres; autrement, on court risque de les trouver sans argent. Tant que je suis restée dans l'ignorance de cet usage, j'ai souvent attendu le paiement des portraits que j'avais faits. Au reste, le comte Golovin dont je parle, était le meilleur homme du monde; mais il n'avait aucun ordre. Par exemple, il acceptait tous les placemens qu'on lui offrait; car pour son malheur, on avait beaucoup de confiance en lui. Il tenait compte exactement de l'intérêt à dix pour cent, (taux ordinaire à Pétersbourg), puis au lieu de faire valoir ces fonds de manière ou d'autre, il les gardait dans une cassette, pour s'en servir s'il s'en présentait l'occasion; en sorte qu'on m'a dit qu'à sa mort, lorsque l'on ouvrit cette cassette, on y trouva de quoi payer la plus grande partie de ce qu'il devait.
La comtesse Golovin était une femme charmante, pleine d'esprit et de talens, ce qui suffisait souvent pour nous tenir compagnie; car elle recevait peu de monde. Elle dessinait très bien, et composait des romances charmantes, qu'elle chantait en s'accompagnant du piano. De plus, elle était à l'affût de toutes les nouvelles littéraires de l'Europe, qui, je crois, étaient connues chez elle aussitôt qu'à Paris. Elle avait pour amie intime la comtesse Tolstoi qui était belle et bonne, mais beaucoup moins animée que la comtesse Golovin; et peut-être ce contraste dans leur caractère avait-il formé et cimenté leur liaison.
Lorsque le mois de mai arrive à Pétersbourg, il ne s'agit encore ni de fleurs printanières dont l'air soit embaumé, ni de ce chant du rossignol tant chanté par les poètes. La terre est couverte de neige à moitié fondue; la Doga apporte dans la Néva des glaçons aussi gros que d'énormes rochers amoncelés les uns sur les autres, et ces glaçons ramènent le froid qui s'était adouci après la débâcle de la Néva. On peut appeler cette débâcle une belle horreur, le bruit en est épouvantable; car près de la bourse, la Néva a plus de trois fois la largeur de la Seine au pont Royal (29); que l'on imagine donc l'effet que produit cette mer de glace, se fendant de toutes parts. En dépit des factionnaires que l'on place alors tout le long des quais pour empêcher le peuple de sauter de glaçon en glaçon, des téméraires s'aventurent sur la glace devenue mouvante pour gagner l'autre bord. Avant d'entreprendre ce dangereux trajet, ils font le signe de la croix, et s'élancent bien persuadés que, s'ils périssent, c'est qu'ils y sont prédestinés. Au moment de la débâcle, le premier qui traverse la Néva en bateau, présente une coupe en argent, remplie d'eau de la Néva, à l'empereur, qui la lui rend remplie d'or.On ne décalfeutre pas encore les fenêtres à cette époque, et la Russie n'a point de printemps; mais aussi la végétation se presse pour regagner le temps perdu. On peut dire à la lettre que les feuilles poussent à vue d'oeil. J'allai un jour, à la fin du mois de mai, me promener avec ma fille au jardin d'été, et voulant nous assurer si tout ce qu'on nous avait dit sur la rapidité de la végétation était vrai, nous remarquâmes des feuilles d'arbustes qui n'étaient encore qu'en bourgeons. Nous fîmes un tour d'allée, puis étant revenues aussitôt à la place que nous venions de quitter, nous trouvâmes les bourgeons ouverts, et les feuilles entièrement étendues
Les Russes tirent parti, même de la rigueur de leur climat pour se divertir. Par le plus grand froid, il se fait des parties de traîneaux, soit de jour, soit de nuit aux flambeaux. Puis, dans plusieurs quartiers, on établit des montagnes de neige sur lesquelles on va glisser avec une rapidité prodigieuse, sans aucun danger; car des hommes, habitués à ce métier, vous lancent du haut de la montagne, et d'autres vous reçoivent en bas.
Une des belles cérémonies qu'on puisse voir est celle de la bénédiction de la Néva. Elle a lieu tous les ans, et c'est l'archimandrite qui donne la bénédiction en présence de l'empereur, de la famille impériale et de tous les grands dignitaires. Comme à cette époque la glace de la Néva a pour le moins trois pieds d'épaisseur, on y pratique un grand trou dans lequel, après la cérémonie, chacun vient puiser de l'eau bénite. Assez souvent on voit des femmes y plonger de petits enfans; parfois il arrive à ces malheureuses mères de laisser échapper la pauvre victime du préjugé; mais alors, au lieu de pleurer la perte de son enfant, la mère se félicite du bonheur de l'ange qui s'en va prier pour elle. L'empereur est obligé de boire le premier verre d'eau, que l'archimandrite lui présente.
J'ai déjà dit qu'il faut aller dans la rue pour s'apercevoir qu'il fait froid à Pétersbourg. Les Russes ne se contentent pas de donner à leurs appartemens la température du printemps, plusieurs salons sont entourés de grands paravens vitrés, derrière lesquels sont placés des caisses et des pots remplis des plus belles fleurs que donne chez nous le mois de mai.
L'hiver, les appartemens sont éclairés avec le plus grand luxe. On les parfume avec du vinaigre chaud dans lequel on jette des branches de menthe, ce qui donne une odeur très agréable et très saine. Toutes les pièces sont garnies de longs et larges divans, sur lesquels les femmes et les hommes s'établissent; j'avais si bien pris l'habitude de ces sièges que je ne pouvais plus m'asseoir sur un fauteuil.
Les dames russes saluent en s'inclinant, ce qui me paraissait plus noble et plus gracieux que nos révérences. Elles ne sonnaient point leurs domestiques, mais les appelaient en frappant dans leurs mains, comme on dit que font les sultanes dans le sérail. Toutes avaient à la porte de leur salon un homme en grande livrée, qui restait toujours là, pour ouvrir aux visites; car je crois avoir remarqué qu'à cette époque l'usage n'était pas de les annoncer. Mais ce qui m'a paru plus étrange, c'est de voir quelques-unes de ces dames faire coucher une femme esclave sous leur lit.
Tous les soirs j'allais dans le monde. Non-seulement les bals, les concerts, les spectacles, étaient fréquens, mais je me plaisais dans ces réunions journalières, où je retrouvais toute l'urbanité, toute la grâce d'un cercle français; car, pour me servir de l'expression de la princesse Dolgorouki, il semble que le bon goût a sauté à pieds joints de Paris à Pétersbourg. Les maisons ouvertes ne manquaient pas, et dans toutes on était reçu de la manière la plus aimable. On se réunissait vers les huit heures, et l'on soupait à dix. Dans l'intervalle, on prenait du thé comme partout ailleurs; mais le thé en Russie est si excellent que moi, qu'il incommode et qui ne puis en prendre, j'étais embaumée par son parfum. Je buvais au lieu de thé de l'hydromèle. Cette boisson, qui est charmante, se fait avec de bon miel et des petits fruits qui viennent dans les bois de la Russie; on la laisse pendant un certain temps à la cave avant de la mettre en bouteille; je la trouve bien préférable au cidre, à la bière, et même à la limonade.
Deux maisons extrêmement recherchées étaient celles de la princesse Michel Galitzin (30) et de la princesse Dolgorouki; il existait même entre ces deux dames, relativement à leurs soirées, une sorte de rivalité. La première, moins belle que la princesse Dolgorouki, était plus jolie. Elle avait infiniment d'esprit, mais fantasque à l'excès. Elle vous boudait tout à coup sans aucun motif, puis l'instant d'après vous disait les choses les plus aimables et les plus flatteuses. Le comte de Choiseul-Gouffier en était amoureux fou au point que les caprices, l'humeur bizarre qu'il lui fallait supporter, ne faisaient qu'augmenter son amour. Il était curieux de le voir saluer la princesse jusqu'à terre lorsqu'elle arrivait après lui dans un salon; mais tel était autrefois le respect que l'on marquait à la femme que l'on ne voulait pas afficher, et cela, quel que fût l'amour qu'on avait pour elle. De nos jours, il est vrai, on n'affiche pas davantage, mais c'est par indifférence.
Les soupers de la princesse Dolgorouki étaient charmans; elle y réunissait le corps diplomatique, les étrangers les plus marquans, et chacun s'empressait de s'y rendre, tant la maîtresse de maison était aimable. Aussi n'avais-je pas tardé à répondre aux avances qu'elle avait bien voulu me faire, et je la voyais très souvent. Elle me donnait toujours au spectacle une place dans sa loge, qui était fort près du théâtre, en sorte que je pouvais apprécier parfaitement dans la tragédie le jeu si noble de madame Hus, dont le son de voix était enchanteur, et dans la comédie le jeu si fin de mademoiselle Suzette, qui jouait les rôles de soubrettes. Les acteurs et les actrices de Pétersbourg étaient tous Français, et sans égaler les grands comédiens que Paris possédait alors, ils avaient pour la plupart beaucoup de talent, et jouaient avec un ensemble parfait. Nous ne tardâmes pas d'ailleurs à voir arriver un homme qui, quoique jeune, avait déjà fait les délices de l'Italie et de la France. C'était Mandini, que l'on peut dire avoir réuni pour le théâtre tous les avantages imaginables. Il était beau; il était grand acteur, et il chantait admirablement (31). Comme il ne pouvait point jouer les opéras français, on monta l'été chez la princesse Dolgorouki plusieurs opéras italiens, qui furent représentés sur le petit théâtre d'Alexandrowski. On donnait naturellement à Mandini les premiers rôles, dans lesquels il était si ravissant, qu'il fallait que les dames et les seigneurs qui le secondaient, eussent fait l'entier sacrifice de leur amour-propre.
Aucune femme, je crois, n'avait plus de dignité dans sa personne et dans ses manières que la princesse Dolgorouki; comme elle avait vu ma Sibylle, dont elle était enthousiasmée, elle désira que je fisse son portrait dans ce genre, et j'eus le plaisir de la satisfaire entièrement. Le portrait fini, elle m'envoya une fort belle voiture, et mit à mon bras un bracelet, fait d'une tresse de cheveux, sur laquelle des diamans sont arrangés de manière qu'on y lit: Ornez celle qui orne son siècle. Je fus extrêmement touchée de la grâce et de la délicatesse d'un pareil présent.
Je voyais aussi très fréquemment le comte de Strogonoff, son fils et sa belle-fille. Cette dernière était jeune, jolie et très spirituelle. Son mari, qui avait vingt-cinq ans au plus, était un homme charmant. Une actrice qui venait de Paris lui tourna la tête. La comtesse s'aperçut de son infidélité, et comme elle l'aimait beaucoup, elle en souffrit excessivement sans jamais lui en parler. Le jeune comte entretenait avec faste cette actrice, qui s'appelait mademoiselle Lachassaigne; il eut d'elle un enfant, et lui fit alors six mille roubles de pension. Lorsque la guerre avec les Français eut lieu, il fut tué; mais la jeune comtesse continua la pension de six mille roubles à l'actrice. Ce trait me semble à la fois si noble et si bon qu'il suffit à son éloge.
La bonne, la charmante princesse Kourakin recevait peu; mais chaque soir elle se réunissait à la société, le plus souvent chez la princesse Dolgorouki, où c'était un bonheur pour moi de la rencontrer. Il était tout-à-fait impossible de la voir deux fois sans l'aimer. Son esprit, son naturel, sa bonté, je ne sais quoi de naïf dans son caractère qui me faisait l'appeler l'enfant de sept ans; tout en elle me charmait, tout lui gagnait les coeurs; et je ne veux pas que l'on croie ici que la tendre amitié que j'ai sentie pour elle m'engage à flatter sa mémoire. La princesse Kourakin est venue à Paris où elle est restée long-temps; madame de Bawr, M. de Sabran, M. Briffaut l'ont connue, ont été ses amis: ils peuvent dire si mes regrets m'aveuglent, et si la société n'a point perdu en elle un de ses plus aimables ornemens.
(28) À la vérité on a soin de donner aux cochers des habits et des gants fourrés, et quand le froid dépasse les degrés ordinaires, si quelque seigneur veut recevoir ou donner un bal, il leur fait distribuer du bois pour qu'ils établissent des feux de bivouac dans les cours et dans la rue.
(29) Il a toujours été impossible d'établir un pont d'une rive à l'autre; aucun ne résisterait aux glaçons de la Doga. La communication entre les deux bords n'existe que par un pont de bateaux qu'on retire au moment de la débâcle. J'ai vu pourtant au palais des beaux-arts le modèle d'un pont d'une seule arche qu'un esclave russe à fait d'instinct, n'ayant reçu nulle éducation. Ce modèle est admirable. Il faut que de fortes raisons empêchent de l'exécuter.
(30) La princesse Galitzin a fait plusieurs séjours à Paris, où elle a marié une de ses filles à un Français, M. le comte de Caumont.
(31) Il arrivait de Paris où plusieurs personnes peuvent encore se souvenir de l'avoir entendu.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835