Portman Square à Londres
Samuel enfant
Joshua Reynolds - 1776
CHAPITRE IX
Londres.— Les routs.— West.— Reynolds.
— Madame Siddons.— Madame Billington.
— Madame Grassini.— La duchesse de Devonshire.— Sir Francis Burdett.
Je partis pour Londres le 15 avril 1802. Je ne savais pas un mot d'anglais. À la vérité j'emmenais avec moi une femme de chambre anglaise; mais cette fille m'avait déjà assez mal servie jusqu'alors, et je fus obligée de la renvoyer fort peu de temps après mon arrivée à Londres, vu qu'elle ne faisait autre chose toute la journée que manger des tartines de beurre. Heureusement j'emmenais aussi avec moi une personne charmante, à qui la mauvaise fortune rendait précieux l'asile qu'elle avait trouvé chez moi, où elle vivait sur le pied d'amie. C'était ma bonne Adélaïde, dont les soins et les conseils m'ont toujours été si utiles.
En débarquant à Douvres, je fus d'abord un peu effrayée à la vue de toute une population assemblée sur le rivage; mais on me rassura en me disant que cette foule était composée simplement de curieux, qui, selon la coutume, venaient voir débarquer les voyageurs. Le soleil commençait à se coucher. Je pris aussitôt une chaise attelée de trois chevaux, et je partis sans retard; car je n'étais pas sans inquiétude, attendu que l'on m'avait assurée que je pourrais bien rencontrer des voleurs sur la route. J'avais pris la précaution de placer mes diamans dans mes bas, et je m'en sus bon gré, lorsque j'aperçus de loin deux hommes à cheval qui accouraient vers moi au galop. Ce qui mit le comble à ma frayeur fut de les voir se séparer afin de pouvoir, comme je l'imaginais, se placer aux deux portières de ma voiture. J'avoue que je fus saisie d'un affreux tremblement; mais j'en fus quitte pour la peur.
Arrivée à Londres, je descendis à l'hôtel Brunet, dans Leicester-Square. J'étais extrêmement fatiguée et j'avais un grand besoin de sommeil; toutefois il me fut impossible de dormir; tant que la nuit dura, j'entendis parler et marcher à grands pas sur ma tête. La cause de ce bruit, qui était insupportable, me fut expliquée le lendemain: je rencontrai dans l'escalier M. de Parceval Grand-Maison, que j'avais beaucoup connu à Paris, et que j'étais charmée de voir. Lorsqu'il m'eut dit qu'il logeait au-dessus de moi, je le priai de ne plus se promener toute la nuit, et de ne pas choisir cette heure pour réciter ses vers, attendu qu'il avait la voix si forte et si sonore qu'elle arrivait jusqu'à ma chambre. Il me le promit, et depuis ce jour me laissa reposer tranquillement.
Comme mon intention n'était pas de rester dans l'hôtel que j'habitais, je profitai de l'obligeance d'un de mes compatriotes, nommé Charmilly, qui vint me voir, mais que je ne connaissais pas, pour aller chercher un logement. J'en pris un dans Beck-Street, et ceci me rappelle qu'à mon arrivée à Londres, l'ignorance où j'étais de la langue anglaise me fit tomber dans une méprise assez plaisante. Accoutumée que j'étais à lire rue de Richelieu, rue de Cléry, etc., le mot street (27), écrit le dernier, me semblait le nom de la rue, et je disais à mon domestique: En voici une qui ne finit pas.
Ce logement que je venais de prendre dans Beck-Street, présentait tant d'inconvéniens pour moi, qu'il me fut impossible d'y rester long-temps. D'abord, sur le derrière de la maison, je touchais au logis de la garde royale, et tous les matins, de trois à quatre heures, j'entendais sonner une trompette si forte et si fausse qu'elle aurait pu servir pour le jugement dernier. À ce bruit se joignait celui des chevaux de cette garde, dont les écuries se trouvaient sous mes fenêtres, et qui m'empêchait de dormir toute la nuit. Le jour, j'avais le bruit des enfans d'une voisine que j'entendais continuellement monter ou descendre les escaliers. Ces enfans étaient fort nombreux, au point que leur mère, ayant appris que l'on venait voir mes tableaux, arriva un jour chez moi avec toute sa famille, et me fit l'effet de madame Gigogne. J'aurais pu, il est vrai, me réfugier dans une chambre située beaucoup plus heureusement; mais j'avais trop de répugnance à l'habiter, sachant qu'il venait d'y mourir une dame; les armes de la défunte étaient encore au-dessus de la porte de la rue; mais je ne connaissais pas cet usage, autrement je n'aurais jamais loué cette maison. Je quittai donc Beck-Street. J'allai m'établir dans un bel hôtel à Portmann-Square. Cette place très grande me faisait espérer de la tranquillité. Avant de louer, j'avais regardé les derrières de la maison, qui me promettaient le plus grand calme. Je couchais de ce côté pour être plus tranquille. Mais voilà que le lendemain, à la pointe du jour, j'entends des cris qui me perçaient les oreilles. Je me lève, j'avance la tête à la fenêtre, et j'aperçois à celle qui m'était la plus voisine, un oiseau énorme comme jamais on n'en a vu. Il était attaché sur un grand bâton. Son regard était furieux, son bec et sa queue d'une longueur monstrueuse; enfin je puis affirmer, sans aucune exagération, qu'un gros aigle près de lui aurait eu l'air d'un petit serin. D'après ce qu'on me dit, il paraît que cette horrible bête venait des grandes Indes. Mais quel que fût le lieu de son origine, je n'en écrivis pas moins à sa maîtresse de vouloir bien le faire mettre du côté de la rue. Cette dame me répondit qu'il avait d'abord été placé ainsi, mais que la police l'avait fait ôter parce qu'il effrayait les passans.
Ne pouvant me débarrasser de l'oiseau, j'aurais peut-être enduré ce tourment; mais l'hôtel avait été habité avant moi par des ambassadeurs indiens, et l'on vint me dire que ces diplomates avaient fait enterrer deux de leurs esclaves dans ma cave où ils étaient encore. C'était trop à la fois de ces cadavres et de l'oiseau; je quittai Portmann-Square, et j'allai m'établir Madox-Street, dans un logement où l'humidité était affreuse, ce qui ne m'empêcha pas d'y rester, tant j'étais lasse de déménagemens.
Si grande et si belle que soit la ville de Londres, elle offre moins de pâture à la curiosité d'un artiste que Paris et les villes d'Italie. Ce n'est pas qu'on ne trouve en Angleterre un grand nombre d'objets d'arts précieux, mais la plupart sont possédés par de riches particuliers qui en font l'ornement de leur château à la campagne et en province. À l'époque dont je parle, Londres ne possédait point de musée de peinture. Celui qui existe maintenant étant le fruit de legs et de présens faits à la nation depuis peu d'années. À défaut de tableaux j'allai voir des monumens. Je retournai plusieurs fois à l'abbaye de Westminster, où les tombeaux des rois et des reines sont superbes. Comme ils appartiennent à tous les siècles, ils offrent un grand intérêt aux artistes et aux amateurs. J'admirai, entre autres, celui de Marie-Stuart, dans lequel les restes de cette malheureuse reine furent déposés par son fils, Jacques Ier. Je m'arrêtai souvent et long-temps dans la partie de l'église consacrée à la sépulture des grands poètes, Milton, Shakspeare, Pope, Chatterton. On sait que ce dernier, mourant de misère, s'empoisonna, et je pensais que l'argent employé à lui rendre cet honneur posthume aurait suffi, de son vivant, pour lui procurer une douce existence.
L'église de Saint-Paul est aussi fort belle. C'est une imitation de la coupole de Saint-Pierre de Rome.
Je vis, à la Tour de Londres, une collection très curieuse d'armures de différens siècles. Il s'y trouve aussi une suite de figures de rois à cheval, parmi lesquels on remarque Elisabeth, montée sur son coursier, et prête à passer la revue de ses troupes.
Le musée de Londres possède une collection de minéraux, d'oiseaux, d'armes et d'ustensiles de sauvages de la mer du Sud, que l'on doit au célèbre capitaine Cook.
Les rues de Londres sont belles et propres. De larges trottoirs les rendent très commodes pour les piétons, aussi est-on surpris de s'y trouver parfois témoin de scènes que la civilisation semblerait devoir proscrire: il n'est pas rare d'y voir des boxeurs se battre et se blesser jusqu'au sang. Loin que cette vue paraisse répugner à ceux qui les entourent, on leur donne un verre de genièvre pour les stimuler. C'est vraiment un spectacle affreux: on se croirait à un temps de barbarie et d'extermination.
Les dimanches à Londres sont aussi tristes que le climat. Aucune boutique n'est ouverte, point de spectacles, de bals, de concerts. Un silence général règne partout; et comme ce jour-là, nul ne peut travailler, pas même faire de la musique, sans courir le risque de voir ses vitres cassées par le peuple, on n'a d'autre ressource, pour passer son temps, que les promenades, qui sont alors très fréquentées.
Les grands plaisirs de la ville sont des rassemblemens de bonne compagnie que l'on appelle des routs. Deux ou trois cents personnes se promènent dans les salons en long et en large, les femmes se donnant le bras entre elles; car les hommes se tiennent presque toujours à part. Dans cette foule on est pressé, heurté continuellement, au point que cela devient une grande fatigue, et pourtant rien pour s'asseoir. À l'un de ces routs, où je me trouvais, un Anglais que j'avais connu en Italie m'aperçut; il vint à moi, et me dit, au milieu du profond silence qui règne toujours dans ces assemblées: «N'est-ce pas que ces réunions sont amusantes?--Vous vous amusez comme nous nous ennuierions,» lui répondis-je. Je ne voyais pas, en effet, quel plaisir on pouvait trouver à s'étouffer ainsi dans une foule qui est telle qu'on ne peut approcher la maîtresse de la maison.
Les promenades à Londres ne sont pas plus gaies, les femmes se promènent ensemble d'un côté, toutes vêtues de blanc; leur silence, leur calme parfait, ferait croire que ce sont des ombres qui marchent; les hommes se tiennent, séparés d'elles et gardent le même sérieux. J'ai quelquefois rencontré des tête-à-tête (la femme donnant le bras à l'homme); quand il m'arrivait de marcher quelque temps près de ces deux personnes, je m'amusais à voir si elles se diraient un mot: je n'en ai jamais vues rompre le silence.
Le premier artiste à qui j'allai faire visite à Londres fut M. West, peintre d'histoire très renommé; je vis chez lui plusieurs ouvrages qu'il n'avait pas encore terminés, mais dont la composition me parut fort belle.
J'allai de même chez les principaux artistes, et je fus extrêmement surprise de voir chez tous, dans une grande salle, une quantité de portraits dont la tête seule était finie. Je leur demandai pourquoi ils mettaient ainsi ces portraits en exhibition avant qu'ils fussent terminés; tous me répondirent que les personnes qui avaient posé se contentaient d'être vues et nommées; que d'ailleurs, l'ébauche faite, on payait d'avance la moitié du prix, en sorte que le peintre était satisfait.
Je vis à Londres beaucoup de tableaux du fameux Reynolds; ils sont d'une excellente couleur qui rappelle celle du Titien, mais en général peu finis, à l'exception des têtes; j'admirai de lui cependant un Samuel enfant, qui m'a charmée sous le rapport du fini comme sous le rapport de la couleur. Reynolds était aussi modeste qu'habile: quand mon portrait de M. de Calonne arriva à la douane, en ayant été prévenu, il alla le voir, et voici ce que j'ai su par des personnes qui l'ont entendu. Lorsque la caisse fut ouverte, il regarda long-temps le tableau et en fit l'éloge, sur quoi un gobe-mouche qui répétait les sots propos de la calomnie, se mit à dire: «Ce portrait doit être beau, car il a été payé à madame Lebrun quatre-vingt mille francs.--Eh bien, répondit Reynolds, on m'en donnerait cent mille, que je ne pourrais le faire aussi bien.»
Le climat de Londres le désespérait, tant il est défavorable pour sécher la peinture, et il avait imaginé de mêler de la cire à ses couleurs, ce qui les ternissait; effectivement l'humidité était telle à Londres que, pour faire sécher les portraits que j'y faisais, je prenais le parti de laisser constamment du feu dans mon atelier jusqu'au moment de me coucher; je plaçais mes tableaux à certaine distance de la cheminée, et très souvent je quittais les routs, afin d'aller voir s'il fallait les rapprocher ou les éloigner du feu. Cette sujétion était indispensable.
Je suis allée à Londres dans l'atelier d'un fameux sculpteur; son nom ne me revient plus, quoique je me rappelle fort bien avoir vu chez lui un groupe, de grandeur naturelle, très intéressant: il représentait une femme mourante dans son lit, sitôt après être accouchée; elle tenait une de ses mains posée sur son enfant qui était près d'elle, tandis qu'au pied de son lit, placée entre les rideaux, la Religion lui montrait le ciel. Ce groupe était fort beau et rempli d'intérêt.
Lorsque en Angleterre on va chez un peintre voir ses tableaux, il est d'usage que l'on paie une certaine somme avant d'entrer dans l'atelier, et d'ordinaire c'est le peintre qui touche en définitive l'argent que les étrangers donnent à ses domestiques; quoique je fusse instruite de cette coutume, je ne voulus pas y participer: mon domestique seul en profita; ce garçon me confiait ses économies, et je finis par avoir à lui dans mon secrétaire soixante guinées qu'il avait reçues des personnes qui sont venues voir mes tableaux; le célèbre Fox entre autres y vint plusieurs fois et paya chaque fois le prix d'usage; j'eus beaucoup de regret de ne m'être jamais trouvée chez moi pour le recevoir, car j'avais le plus grand désir de voir ce grand politique. Je fus plus heureuse avec madame Siddons dont je ne perdis point la visite; j'avais vu cette célèbre actrice pour la première fois dans le Joueur, et je pus lui exprimer avec quel bonheur je l'avais applaudie. Je ne crois pas qu'il soit possible de posséder, pour le théâtre, plus de talent que n'en avait madame Siddons; tous les Anglais étaient d'accord pour louer le naturel et la perfection de sa manière de dire; le son de sa voix était enchanteur; celui de mademoiselle Mars me l'a seul rappelé, et (ce qui constitue, selon moi, la grande comédienne) son silence même était admirable d'expression.
Heureusement ce ne fut pas le jour où je reçus madame Siddons qu'il m'arriva d'avoir une de ces distractions auxquelles je suis assez sujette et qui peuvent prêter à rire; voici le fait: je ne recevais que le dimanche matin les personnes qui désiraient voir mes tableaux; les autres jours j'étais constamment à peindre dans mon atelier, en toilette fort peu soignée; mais deux dames anglaises, qui partaient dans la semaine, m'ayant beaucoup pressée de les recevoir avant leur départ, je leur fixai le jeudi; ce jour arrivé, en les attendant, je me mis à peindre; ma bonne Adélaïde, qui me connaissait bien, sachant que j'attendais des femmes dont la toilette était fort recherchée, entre, et me dit qu'il ne fallait point qu'on me trouvât dans ma robe de peinture, tachée par les couleurs, et mon bonnet de nuit sur la tête. J'en convins. En conséquence, je mis sous mon sarrau une charmante robe blanche, et ma bonne Adélaïde fit apporter près de moi ma jolie perruque coiffée à l'antique comme on les portait alors, me recommandant bien, sitôt que j'entendrais frapper à la porte de la rue, d'ôter mon bonnet, mon sarrau, et de mettre ma perruque. Toute occupée de mon travail je n'entends point frapper; mais j'entends ces dames qui montaient l'escalier; vite je prends ma perruque, je m'en coiffe par dessus mon bonnet de nuit; et j'oublie tout-à-fait d'ôter ma robe de peinture. Je vis bien que ces Anglaises me regardaient d'une manière étrange, sans que je pusse imaginer pourquoi; enfin, après leur départ, Adélaïde revint, et me voyant ainsi, me dit d'un ton grondeur: «Voyez, regardez-vous dans la glace;» je m'aperçus alors que la dentelle de mon bonnet passait sous ma perruque, et que j'avais gardé ma blouse; Adélaïde était furieuse et elle avait raison, car ces dames ont dû me prendre pour une folle, au point que je ne serais pas fâchée que cet article leur tombât sous les yeux.
Quoique mon appartement dans Madox-Street eût l'inconvénient d'être humide, il était beau et très convenable pour recevoir, en sorte que j'y donnai plusieurs grandes soirées, une entre autres fort brillante, où les deux premières cantatrices de l'Opéra de Londres, madame Billington et la belle madame Grassini, chantèrent ensemble deux duos avec une rare perfection; Viotti joua du violon, et son talent si noble et si beau ravit tout le monde; aussi le prince de Galles (28) qui assistait à ce concert me dit-il gracieusement: «Je voltige dans toutes les soirées, mais ici, je reste.»
Je présentai madame Grassini à toutes les grandes dames que j'avais invitées; car on la recherchait beaucoup à Londres, ce qui était bien naturel, attendu qu'elle joignait à sa beauté et à son talent si remarquables une extrême amabilité; sa voix était une de ces voix basses, appelées contralto, qui sont fort rares et fort estimées en Italie, tandis que madame Billington avait un soprano; mais toutes deux se plaisaient quelquefois à empiéter sur le domaine de sa rivale, ce qui, selon moi, n'était avantageux ni à l'une ni à l'autre. Je me souviens qu'un jour j'étais à la représentation d'un opéra dans lequel madame Grassini et madame Billington chantaient ensemble, et la première venait de donner quelques notes fort élevées, lorsque le directeur vint dans ma loge et me dit d'un air furieux: «Vous voyez ce qui vient d'arriver; eh bien! quand je vais le matin chez ces dames, je trouve madame Billington qui répète ses rôles dans le bas, et madame Grassini dans le haut; voilà ce qui me désespère.»
Les concerts étaient fort à la mode à Londres, et je les préférais de beaucoup aux simples routs, quoique ceux-ci offrent à une étrangère, quand elle est bien accueillie des Anglaises, ce qui par bonheur m'arrivait, l'occasion de connaître toute la haute société. Les invitations ne se font point par lettre comme en France; on envoie simplement une carte sur laquelle on écrit: Je serai chez moi tel jour.
Lady Hertford, qui était une très belle femme, donnait de superbes routs. J'y rencontrai souvent lady Monck, fort jolie femme, ainsi que ses deux filles, lord Borington, aimant extrêmement les arts, et dont la conversation me plaisait beaucoup, et une foule d'autres personnes qui me composèrent bientôt une société, quoi qu'on en dise de la retenue anglaise.
La femme de Londres la plus à la mode à cette époque était la duchesse de Devonshire. J'avais souvent entendu parler de sa beauté et de son caractère influent en politique, et lorsque j'allai lui faire visite, elle me reçut de la manière la plus aimable. Elle pouvait alors avoir quarante-cinq ans. Ses traits étaient fort réguliers; mais je ne fus pas frappée de sa beauté. Elle avait le teint trop animé, et son malheur voulait qu'elle eût un oeil dont elle ne voyait plus. Comme à cette époque on portait les cheveux sur le front, elle cachait cet oeil sous une masse de boucles, ce qui ne parvenait point à dissimuler une défectuosité aussi grave. La duchesse de Devonshire était assez grande, d'un embonpoint qui, à l'âge qu'elle avait, réussit fort bien, et ses manières faciles étaient extrêmement gracieuses.
Je suis retournée chez elle à un grand rout pour un concert public. Il faut savoir que les grandes dames anglaises prêtent parfois leurs salons pour des réunions de ce genre, se réservant une ou deux pièces, afin de pouvoir inviter les personnes de leur connaissance. Je fus de ce nombre, et dans un moment où je me trouvais assise à côté de la duchesse, elle me fit remarquer un homme placé fort loin de nous, mais en face, et me dit: «N'est-ce pas, qu'il a l'air remarquablement spirituel et distingué?» Il est vrai que des traits prononcés et un grand front dégarni de cheveux lui donnaient beaucoup de physionomie. C'était sir Francis Burdett dont elle protégeait l'élection et qui fut en effet nommé député. Je n'ai pas oublié la frayeur que me causa son triomphe, lorsque, me trouvant dans la rue, je vis passer en fiacre une grande quantité d'hommes du peuple, les uns dans la voiture, les autres sur l'impériale, et tous criant à tue-tête: Sir Francis Burdett! sir Francis Burdett! La plupart de ces gens étaient ivres-morts; ils jetaient des pierres dans les vitres. Une jeune femme, qui était grosse, en fut tellement effrayée qu'elle accoucha de peur, et l'on m'a même dit qu'elle en était morte. Quant à moi, ignorant le motif d'un pareil vacarme, j'étais saisie de terreur, croyant qu'une révolution commençait en Angleterre. Je rentrai vite chez moi toute tremblante, et je fus très heureuse que le prince Bariatinski, qui habitait Londres depuis long-temps, se doutant de ma frayeur, vînt pour me rassurer. Il me dit que les choses se passaient ainsi quand il s'agissait d'une élection importante, et que ce train serait fini le lendemain. Le lendemain en effet le calme était rétabli.
La duchesse de Devonshire avait de même appuyé de tout son crédit l'élection de Fox au parlement, et elle avait réussi à le faire nommer député dans un temps où cela paraissait très difficile. Ne me mêlant jamais de politique, je ne concevais pas trop comment cette grande dame, qui me semblait être à la tête du parti populaire, était de la société du prince de Galles. Le fait est qu'ils étaient fort liés, au point qu'elle se permettait de lui faire des leçons. Me trouvant un soir avec tous les deux, dans un rout, je reprochai au prince de Galles de m'avoir fait attendre inutilement pour une séance; la duchesse parut très contente de ma franchise, disant: «Vous avez raison, les princes ne doivent jamais manquer à leur parole.»
J'appris en France, en 1808, la mort de la duchesse de Devonshire, qui a laissé trois enfans: un fils, le duc de Devonshire actuel; et deux filles, dont l'une a épousé lord Granville qui est maintenant ambassadeur d'Angleterre en France, et l'autre, lord Morpot.
(27) On sait que street veut dire rue.
(28) Depuis Georges IV.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835