Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun


Neufchâtel
Neufchâtel

VOYAGE EN SUISSE EN 1808 ET 1809.

LETTRE VIII. (40)

Neuchâtel; Lucerne, chute du Goldau..

L'an dernier, mes courses en Suisse m'avaient procuré trop de jouissances, Madame, pour que je n'eusse pas le désir et le besoin de revoir cette intéressante région; je suis donc revenue dans cette contrée de moeurs naïves et de beaux paysages. L'année dernière, j'avais fait mon entrée en Suisse par Bâle; cette fois-ci, c'est par Neuchâtel. La ville de Neuchâtel est bâtie en amphithéâtre; le lac, dont la longueur est de sept lieues et la largeur de trois lieues, porte un caractère de grande majesté; l'eau est vive et transparente. C'est un peu avant le coucher du soleil et hors de la ville, sur la hauteur, que j'ai le mieux joui de la vue du lac. J'avais en face les montagnes de la Savoie et les glaciers; la grande ligne des Alpes, à l'extrémité du lac, se colorait d'un ton rougeâtre; à gauche, plus près, s'élevaient les montagnes de Moutiers-Travers qui se détachaient en violet bleuâtre sur le ciel doré par le soleil couchant. Neuchâtel, qui se trouvait en avant, formait un repoussoir vigoureux et pittoresque.
      Je suis allée de Neuchâtel à Lucerne. Je vous recommande bien, Madame, quand vous irez de ces côtés, de gravir l'Albis. De là on découvre une des plus belles vues de la Suisse: dans le lointain, à droite, on voit plusieurs lacs entourés de hautes montagnes qui, aux premiers rayons du soleil (moment où j'ai joui de cette vue), sont enveloppées d'une légère vapeur bleuâtre, d'un effet magique. C'est comme un beau rêve aérien. Je suis allée par cette montagne à Lucerne. Le canton de Lucerne est le plus pittoresque et le plus sauvage de la Suisse: près de la ville, en bas et sur les hauteurs, partout le peintre a de quoi s'enrichir l'imagination par les beaux contrastes des points de vue.
      En s'arrêtant sur le pont, l'aspect du lac est effrayant par la sévérité des montagnes qui l'entourent et dont il est entrecoupé: la première, à droite, est le Mont-Pilate, dont on n'a jamais pu gravir le sommet stérile: il est si élevé qu'il est presque toujours entouré de gros nuages: plus bas sont d'autres monts tout cultivés et du plus beau vert; plus bas, des maisons de campagne bordent le lac. À gauche est le Rigi qui, comme le Pilate, domine aussi les autres monts qui l'environnent; mais les voyageurs y peuvent monter pour jouir de la vue la plus immense de la Suisse (41). Ce qui ajoute à l'austérité du lac est la couleur de ses eaux, plus verte et plus foncée que celle des autres eaux. Il est souvent furieux; je l'ai traversé avec beaucoup de vagues, et aussi beaucoup de peur, d'autant que je ne voyais d'autre barque que la mienne. Je savais que dans le mauvais temps on ne peut aborder; vers le milieu du trajet que j'avais à faire, j'aperçus, à droite, la tour et le clocher de Stanzstrade qui se détachait en demi-teinte douce sur ces coteaux de la plus belle végétation. Le soleil rendait ces couleurs radieuses.
      Les montagnes qui surmontaient ces coteaux avaient aussi un ton fin et délicat qu'elles empruntaient de la vapeur du lac, et qui en adoucissait les effets. La montagne à gauche, dont la teinte était en ombre vigoureuse, faisait un contraste frappant. Je me suis fait débarquer à Stanz pour parcourir cette charmante vallée, la plus belle de la Suisse: on y voit les plus beaux noyers, des prairies du plus beau vert, des collines boisées, des montagnes cultivées et couvertes de chalets sur leurs hauteurs; et plus bas, de jolies maisons de campagne. En montant sur les collines qui l'entourent, on jouit du coup d'oeil le plus ravissant: et la vue des villages épars çà et là, dont les toits, rouge foncé, se détachent si bien au milieu des différentes verdures, rend ce coup d'oeil pittoresque et riant tout à la fois. Le mont Pilate et le Rigi dominent aussi cette délicieuse vallée.
      Après m'y être beaucoup promenée, je me suis rembarquée, et suis descendue à Brown, autre vallée charmante. Les vergers, les prairies y bordent une petite rivière, la plus claire et la plus limpide que j'aie jamais vue. Ce sont des lames de cristal, des diamans qui courent avec rapidité. Après plus d'une heure de marche, je suis arrivée au bourg de Schwitz; c'est là que j'ai vu les plus jolies maisons. Elles sont situées sur une hauteur entourée d'un vallon fertile. L'auberge où je logeais se trouve en face de l'église, qui est assez élevée: j'avais pour point de vue le cimetière, rempli de croix chargées d'ornemens noirs et dorés: immédiatement au-dessous se trouve un abri où les gens du pays viennent danser ou jouer à différens jeux: ces morts au-dessus des vivans me donnaient à rêver; vous en auriez fait autant.
      Je suis allée de Lucerne à Zug; le chemin est bordé de collines très habitées. C'était le temps de la moisson: nous rencontrâmes quantité de moissonneurs et de moissonneuses rangés autour de leurs chars de transport; ils les avaient ornés de branches et de fleurs; ils chantaient et dansaient en réjouissance de leur bonne récolte.
      J'ai traversé le lac de Zug, qui est charmant; ses bords sont entourés de jolis coteaux couverts de maisons; on y voit les hautes montagnes de Schwitz.
      Arrivées à l'auberge du Zug, la maîtresse, qui sait très bien le français, nous parla de la chute de Goldau; elle y avait perdu une tante, et avait failli y perdre ses deux filles, qui devaient ce même jour la venir voir. Elle nous raconta la catastrophe. Onze voyageurs qu'elle avait eus chez elle s'embarquèrent pour Goldau. Quatre d'entre eux voulurent entrer dans l'église d'Art; les autres compagnons continuèrent leur route disant: «Nous ne voulons pas perdre de temps pour arriver à Goldau;» Sortis de l'église, les quatre voyageurs virent l'horrible spectacle de la chute de la montagne dont les pierres entourées de sables, d'arbres, n'avaient fait aucun bruit. Cette chute venait d'ensevelir leurs amis dont deux étaient avec leurs femmes et d'autres parens. Une jeune personne promise à un jeune homme, avait été aussi engloutie. Les quatre voyageurs échappés à ce cruel malheur, revinrent à l'auberge les yeux égarés et pleurant à chaudes larmes. La maîtresse de l'auberge leur demanda pourquoi ils étaient si tôt de retour? «Hélas! dirent-ils, vous voyez le reste de notre compagnie.» L'un de ces voyageurs a perdu entièrement la tête. On fit des fouilles, on n'a pu y retrouver qu'une mère et son enfant: on les a enterrées aux deux croix noires; comme par miracle, on a aussi découvert un enfant tout vivant dans son berceau. Les habitans des environs de Goldau ont été profondément émus de ce désastre; parmi eux, il y en avait qui se croyaient à la fin du monde.
      Je quittai à regret de belles vallées, pour aller, à peu de distance de là, voir cette fameuse chute de la montagne de Goldau. Imaginez-vous, Madame, que cette montagne a englouti l'espace de sept lieues de circonférence; avant ce désastre, ce pays offrait la plus délicieuse vallée parsemée de différens villages, entourée de la plus fraîche végétation, habitée par les meilleures gens du monde: à présent, ce ne sont que rochers et pierres énormes accumulées les unes sur les autres; des torrens de sable entrecoupés de mares d'une eau verte et stagnante. Des forêts entières ont été entraînées dans cette horrible chute.
      Au moment où j'ai voulu m'établir pour peindre ce désastre, j'entendis une détonation telle que je crus que c'était une nouvelle chute de la montagne. J'étais seule dans mon char-à-bancs; je ne puis rendre ma frayeur. On vint heureusement me dire qu'on y faisait sauter des rochers pour ouvrir un chemin; mais les travailleurs cessèrent pour me laisser peindre. On voit sur le lac de Lovers, qui est dans le voisinage, des débris de maisons épars çà et là, ainsi que des pierres énormes, débris de l'éboulement. Dans le lac de Lovers, on aperçoit encore les débris de la maison de l'ermite, qui était bâtie sur une petite île au milieu du lac. Je suis montée à travers des rochers pour visiter en détails le théâtre de la catastrophe; je n'ai plus vu de verdure, plus d'habitations; cela ressemblait à la fin du monde! Au milieu de ce chaos, je ne puis vous exprimer mon effroi et la peine que j'éprouvais en pensant aux malheureux engloutis sous mes pas; j'errai long-temps dans ce lieu funèbre qui remplissait mon ame de tristesse. Je m'arrêtais à chaque instant. Tout à coup j'aperçois deux petites croix noires tout près l'une de l'autre: c'étaient les deux fosses de la mère et de l'enfant qui avaient été trouvés dans les sables par les ouvriers employés à pratiquer un petit chemin pour les char-à-bancs. Ces deux croix noires forment le seul monument de ce vaste cimetière, et c'est à peine si on le découvre dans cette immensité. J'ai peint d'après nature ce triste lieu. De là, je suis allée m'embarquer à Art: ensuite j'ai monté à Kusmach pour voir la chapelle de Guillaume Tell, érigée à l'endroit où il a tué Gessler. Cet endroit me parut charmant; c'était vers le soir: j'entendais dans un vallon chanter un berger et sa bergère. Le berger était caché dans un bois sur la hauteur, la bergère était dans le vallon appuyée sur une fontaine (car c'est ainsi qu'ils se parlent d'amour). Ils se répondaient comme par écho: si tôt qu'ils nous ont aperçus, ils ont cessé leurs chants. Cette correspondance d'amour qui se faisait par mélodie, offrait une gracieuse scène pastorale: c'était une églogue en action.

 

(40) Cette lettre et les suivantes sur la Suisse appartiennent au second voyage que j'ai fait en 1809.

(41) La lettre de M. Raoul Rochette, sur sa course au Rigi, est si parfaite par sa description, que l'on y voyage avec lui.

Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835

 


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