Lettre de Niki de Saint Phalle « à Pontus »


Niki de Saint Phalle 1961 - Tir au fusil
1961

Cher Pontus,

Te rappelles-tu 1961-62-63 ?

Tu m'as demandé de te parler des Tirs.

Un jour du printemps 1961, je visitais le Salon Comparaisons à Paris. Un de mes reliefs y était exposé. Il s'appelait « Portrait de mon amoureux ».
Sur la table des fléchettes étaient à la disposition des visiteurs. Ils pouvaient les lancer à la tête de mon amoureux. C'était follement excitant de voir les gens lancer les fléchettes et devenir partie intégrante de la sculpture. A côté du mien était accroché un relief complètement blanc dont l'auteur était Bram Bogart. En le regardant, j'eus une illumination: j'imaginai la peinture se mettant à saigner. Blessée, de la manière dont les gens peuvent être blessés. Pour moi, la peinture devenait une personne avec des sentiments et des sensations.

Que se passerait-il si l'on plaçait de la couleur derrière le plâtre? Je parlai à Jean Tinguely de ma vision et de mon désir de faire saigner une peinture en lui tirant dessus. Jean fut emballé par l'idée; il suggéra que je commence tout de suite.

Impasse Ronsin, on trouva du plâtre et une vieille planche, puis on acheta de la peinture au magasin le plus proche. Pour faire adhérer le plâtre au bois on planta quelques clous. Prise de frénésie, je ne cachai pas seulement de la peinture derrière le plâtre mais tout ce qui me tombait sous la main, y compris des spaghettis et des oeufs.

Quand cinq ou six reliefs furent prêts, Jean pensa qu'il était temps de trouver un fusil. On n'avait pas assez d'argent pour en acheter un, alors on est allé dans une fête foraine boulevard Pasteur et on a convaincu l'homme qui tenait la baraque de tir de nous louer un fusil. C'était un 22 long rifle qui tirait de vraies balles. Les balles perceraient le plâtre puis les sacs en plastique enfouis dans le relief et contenant la peinture, la faisant couler à travers les trous des balles et colorer la surface blanche visible. L'homme du stand de tir insista pour venir lui-même avec le fusil. Il avait sans doute peur de ne pas le revoir.

Il nous fit attendre deux jours, ce qui bien sûr ajouta à notre excitation et nous donna le temps d'inviter quelques amis dont les photographes Shunk et Kender qui fourniraient le reportage du premier tir. Jean invita aussi Pierre Restany. En voyant dégouliner le rouge, le bleu, le vert, le riz, les spaghettis et les œufs, il décida sur le champ de m'adopter parmi les Nouveaux Réalistes.

On tira à tour de rôle. C'était une extraordinaire sensation de tirer sur une peinture et de la voir se transformer d'elle-même en une nouvelle création. Ce n'était pas seulement EXCITANT et SEXY mais aussi TRAGIQUE, comme si l'on assistait en même temps à une naissance et à une mort. C'était un événement MYSTÉRIEUX qui captiva tous ceux qui tirèrent.

Nous avons cloué les reliefs au dos d'un mur de l'Impasse Ronsin. Devant le mur s'étendait un long champ herbeux qui nous donnait beaucoup d'espace pour tirer.

L'Impasse Ronsin était située au centre de Paris, derrière l'Hôpital des Enfants malades. Brancusi habitait toujours là et Max Ernst lui aussi avait vécu dans un de ces petits studios délabrés, poétiques peut-être, mais sans eau ni toilettes.

Aujourd'hui, cela semble incroyable que l'on ait pu tirer en toute liberté en plein centre de Paris. Un policier à la retraite qui n'habitait pas loin, arriva dès qu'il entendit les coups de feu et assista au Tir! Il revint, il aimait le spectacle et ne nous demanda jamais si nous avions un permis de port d'arme. C'était en pleine guerre d'Algérie!

Pendant les six mois qui suivirent je fis des essais en mélangeant toutes sortes d'objets aux couleurs. Je laissai tomber les spaghettis et le riz et me consacrai davantage au côté spectaculaire des tirs. J'inaugurai l'usage de la peinture en bombes qui, frappées par une balle, produisaient des effets extraordinaires. Cela ressemblait beaucoup aux peintures abstraites expressionnistes que l'on faisait à l'époque. Je découvris les résultats dramatiques que pouvait donner la couleur se répandant sur les objets. J'utilisai enfin du gaz lacrymogène pour les grandes finales de mes performances de tirs.

La fumée dégagée évoquait la guerre. La peinture était la victime. Qui était la peinture? Papa? Tous les hommes? Petits hommes? Grands hommes? Gros hommes? Les hommes? Mon frère John? Ou bien la peinture était-elle MOI? Me tirais-je dessus selon un RITUEL qui me permettait de mourir de ma propre main et de me faire renaître?

En tirant sur moi, je tirais sur la société et ses INJUSTICES. En tirant sur ma propre violence, je tirais sur la VIOLENCE du temps. Pendant les deux années passées aux TIRS je ne fus pas malade une seule fois. Quelle thérapie ce fut pour moi!

Mon obsession était que le relief soit totalement blanc avant le TIR. Si nécessaire, je le repeignais cinq ou six fois.

A la fin du printemps 61, je fis la connaissance de Jasper Johns et de Robert Rauschenberg. On devint vite amis. Je les trouvais superbes tous les deux, j'étais fascinée par leur couple. Ils avaient cette grâce qui vient de la beauté mariée avec une intelligence et un talent exceptionnels. Etre avec eux m'électrisait.

Je fis un relief en hommage à Jasper. Il était peint dans ses couleurs et muni d'une cible et d'une ampoule électrique. Je lui demandai de le terminer en tirant dessus. Il mit des heures pour se décider où il allait tirer les quelques coups qui finalement atteindraient la cible. Plus tard, j'en consacrai un à Bob qui, lui, tira en quelques minutes en criant : « Rouge ! Rouge ! Je veux plus de rouge! »

Bob avait une façon bien à lui de parler de l'art et de la vie, il le faisait avec une telle clarté, une telle passion que ses mots sont restés en moi pendant de longues années et font maintenant partie de moi.

Jasper et Bob nous invitèrent Jean et moi à participer avec eux à un concert de David Tudor qui allait être donné à l'Ambassade américaine. La musique était de John Cage. J'étais très excitée et fière d'être impliquée dans un projet avec des artistes que j'admirais tant. Jasper décida, après mûre réflexion, qu'il ferait faire une cible en fleurs. Pendant toute la durée du concert, Bob travailla sur la scène, créant une œuvre que le public ne vit jamais; quand il eut fini, il l'enveloppa dans un drap et la sortit de scène. David Tudor passa la plupart du temps sous le piano.
Jean fabriqua une machine sexy appelée « Striptease ». Au cours de la soirée la machine perdit ses différentes parties jusqu'à ce qu'il ne reste plus que le moteur. J'avais préparé un relief pour le Tir. C'est un tireur professionnel qui tira, David ayant trop peur que je le tue par erreur!
Le public, à part Léo Castelli et quelques fans, était loin d'être aussi enthousiaste que nous. En fait, nous fûmes hués et sifflés et beaucoup de gens partirent avant la fin.

Je crois que c'est vers février ou mars 1960 que je t'ai rencontré, Pontus. Jean m'avait beaucoup parlé de toi, je savais aussi que tu étais le directeur du Moderna Museet de Stockholm, j'étais très intimidée. Mais je fus vite mise en confiance. Dès qu'il y avait quelque chose à tripoter pour jouer avec, comme un bout de ficelle sur la table, tu ne pouvais résister, tu l'attrapais et jouais avec pendant des heures. Je compris que tu étais des nôtres.

Ton enthousiasme pour les Tirs me fut un grand soutien. A l'époque j'étais constamment attaquée dans les journaux.

La première fois que tu vins dans mon atelier, rue Alfred Durand-Claye, tu passas des heures à regarder mes anciennes toiles. Je les avais reniées, pensant qu'elles n'étaient plus intéressantes. Nous n'étions pas d'accord mais secrètement, j'étais très heureuse que tu les aimes. Quelques années plus tard, tu en achèterais une pour le musée.

En juin 61, j'eus ma première exposition à Paris à la Galerie J. Je finissais le « Stand de Tir », le jour de l'ouverture. Les visiteurs auraient le droit de tirer sur des peintures. Je préparais trois reliefs sur lesquels on tirerait pendant l'exposition. Pour protéger le mur, Jean avait placé derrière les reliefs une grande feuille de fer rouillé ainsi que par terre un dispositif pour que la peinture ne coule pas sur le sol. Jeannine de Goldschmidt, la femme de Pierre Restany et propriétaire de la Galerie, restait merveilleusement calme pendant tous ces préparatifs et elle n'avait pas l'air gêné du tout à l'idée qu'on allait tirer tous les jours dans sa Galerie avec un 22 long rifle (entre temps nous avions trouvé l'argent pour acheter un fusil).

Une heure avant l'ouverture de l'exposition, un homme âgé, l'air un peu ahuri, vint et demanda : « Quand pourrai-je tirer? » Je lui expliquai qu'il devrait attendre que nous ayons fini d'accrocher.

- Pourquoi ne revenez-vous pas dans un petit moment?
- Non, je ne veux pas m'en aller. Je vais rester ici jusqu'à ce que je puisse tirer.

Toutes les dix minutes il venait demander : « Est-ce que je peux tirer maintenant? » Je finis par être agacée et j'allai trouver discrètement Jeannine en la suppliant :
- Ne peux-tu, d'une façon gentille, me débarrasser de ce type? Il me gêne.
- Tu plaisantes? C'est Fautrier!

J'étais une fan de l'œuvre de Fautrier même si ses conceptions de la peinture et de l'espace étaient très loin des miennes. Je revins vers lui et lui dis : « D'accord, vous pouvez y aller ». Plus tard, quand les gens commencèrent à arriver, il avait du mal à lâcher le fusil. Il tirait uniquement au centre et tentait de fabriquer sa propre œuvre à travers le tir. Quand quelqu'un d'autre avait le fusil, il criait : « Le centre! Le centre! Visez le centre! »

Mes autres copains artistes étaient fascinés par le fait qu'on puisse terminer une œuvre d'art en tirant dessus. Eux aussi furent entraînés dans la dynamique irrésistible du TIR, une sensation aussi difficile à décrire que celle de l'acte d'amour. Bob Rauschenberg me cloua d'émotion en m'achetant une sculpture le soir du vernissage.

A l'automne 1961, Larry Rivers vint s'installer dans l'un des ateliers de l'Impasse avec sa nouvelle femme Clarice. Je pris l'habitude d'aller bavarder avec eux souvent. Jean se méfiait de ces gens qu'il ne connaissait pas, il refusait de les rencontrer. Quand il trouvait que j'avais bavardé assez longtemps avec eux, il prenait mon fusil et tirait en l'air: il fallait rentrer à la maison!

Un jour, il ne put résister au fumet de la soupe-maison de Clarice et fut conquis. Par la suite, on déjeuna ensemble tous les jours. Nous avons bien failli perdre leur amitié pourtant, quand nous avons oublié de les prévenir que nous allions utiliser la façade de leur maison pour tirer sur un relief avec un petit canon que Jean venait juste de fabriquer. Jean se trompa en mélangeant un peu trop de poudre à canon à la peinture. Quand il tira, toute la maison trembla. Larry surgit en hurlant : « Vous voulez nous tuer, ou quoi? » Il était fou de rage. Après mille excuses, notre amitié fut sauvée et nos déjeuners reprirent, pour notre bonheur à tous.

Pourquoi ai-je renoncé aux Tirs après deux ans seulement? Je me sentais droguée. Après une séance de tir j'étais complètement sonnée. Je devenais dépendante de ce rituel macabre, même s'il était joyeux. J'en arrivai au point où je perdais le contrôle de moi-même, mon cœur battait la chamade pendant que je tirais. Je tremblais avant et pendant la séance. J'étais dans une sorte de transe extatique.

L'idée de perdre le contrôle m'effraie et je déteste la dépendance. Alors j'ai renoncé.

Quand je souffris de dépression et aussi pendant mes crises d'arthrite rhumatoïde, pouvant à peine marcher, je fus tentée de retourner au Tir pour sortir de la maladie. Mais je décidai de ne pas le faire car je ne trouvais pas de nouvelle idée pour le Tir. Je ne voulais pas refaire la même chose IL FALLAIT DU NEUF OU RIEN. J'abandonnai.

Le Tir se situe avant le Mouvement de libération des femmes. C'était très scandaleux - mais on en parlait - de voir une jolie jeune femme tirant avec un fusil et râlant contre les hommes dans ses interviews. Si j'avais été moche, on aurait dit que j'avais un complexe et on m'aurait oubliée.

Presque personne n'acheta ces œuvres. Je ne choquais pas seulement les médias, même Bill Seitz, du MOMA, décréta que mon attitude portait préjudice à l'art et que j'avais fait reculer l'art moderne de trente ans!

De la provocation je passai à un monde plus intérieur, plus féminin. Je me mis à sculpter des mariées, des accouchements, des putains, ces rôles variés que les femmes ont dans la société.

Une nouvelle aventure commençait.

Traduction Marie Chaix