Ma chère Clarice,
Automne 1966
Tu m'as demandé comment c'était de travailler à
la HON, de construire cette NANA, la plus grande que j'aie jamais
faite. Elle mesurait des mètres de long, des mètres
de haut, des mètres de large. En 1966, au printemps, Pontus
Hulten, directeur du Moderna Museet de Stockholm, nous invita, Jean
Tinguely, Martial Raysse, Claes Oldenburg et moi-même, dans
l'idée de construire une sculpture monumentale dans le hall
du musée. Martial Raysse déclina l'invitation, Oldenburg
au dernier moment ne put venir et Jean, qui venait de commencer
un nouveau travail à Soisy ne se sentait pas d'humeur. C'était
comme si tout le projet allait échouer mais une voix secrète
me disait que je devais y aller, que c'était important. Je
l'écoutai.
Les quelques premiers jours à Stockholm ne donnèrent
rien mais mon enthousiasme réussit à convaincre Jean
de venir lui aussi et beaucoup d'idées furent brassées
entre Jean, Pontus, moi-même et Per Olof Ultvedt, l'artiste
suédois qui s'était joint à nous. Pontus suggéra
que nous allions tous passer quelques jours à Moscou (Jean
et moi n'y étions jamais allés), la ville et la vodka
finiraient bien par nous inspirer. Il allait acheter nos billets
quand Pontus eut un éclair de génie. EUREKA! Pourquoi
ne pas construire une gigantesque NANA pénétrable,
si grande qu'elle remplirait tout le hall du Musée? Cela
devenait très excitant! Nous savions que nous allions toucher
au pays sacré du mythe. Nous allions édifier une déesse.
Une grande déesse PAÏENNE. Comme tu étais, Clarice,
la NANA originale, tu peux à présent te considérer
comme le modèle de la GRANDE DÉESSE...
Jean assumerait la direction technique d'une équipe de volontaires
que Pontus trouva pour nous. L'un deux, Rico Weber, un jeune artiste
suisse resterait ensuite notre assistant-collaborateur pendant plusieurs
années. Avant, Rico était cuisinier dans le snack-bar
du musée. Nous avions six semaines pour produire notre énorme
géante, nous avons dû travailler 16 heures par jour.
Nous baptisâmes notre Déesse HON, ce qui signifie ELLE
en suédois. Je fis le petit modèle original qui donna
naissance à la Déesse. Jean, qui était capable
de mesurer à l'il, réussit à agrandir
le modèle en une carcasse de fer qui était l'exacte
réplique de l'original. Une fois que le châssis fut
soudé, une immense surface de grillage fut assemblée
pour former le corps de la déesse. Sur les petits réchauds
électriques, je faisais cuire dans d'énormes marmites
une masse de colle de peau de lapin puante. Des mètres de
tissus furent mélangés à la colle puis disposés
sur le squelette en métal. Plusieurs couches furent nécessaires
pour cacher le support. En brassant ma colle j'avais souvent l'impression
d'être une sorcière médiévale. Quand
les toiles furent sèches et bien collées au métal,
nous avons peint en blanc le corps de la Déesse. Puis je
le décorai, en apportant quelques modifications au modèle
original. Plus tard, avec l'aide de Rico, je peignis la sculpture.
Pontus travaillait nuit et jour, jouant de la scie et du marteau,
participant à notre travail de toutes les façons qu'il
pouvait. Pendant ce temps Jean et Ultvedt s'occupaient à
remplir l'intérieur du corps de la Déesse avec toutes
sortes d'attractions. Jean fit un planétarium dans son sein
gauche et un milk-bar dans son sein droit. Dans un bras serait projeté
le premier court-métrage où ait joué Greta
Garbo et dans une jambe on trouverait une galerie de fausses peintures
(un faux Paul Klee, un faux Jackson Pollock etc..)
La NANA étendue était enceinte et en empruntant une
série d'escaliers, on pouvait accéder à une
terrasse sur son ventre, d'où l'on avait une vue panoramique
sur les visiteurs qui s'approchaient et sur ses jambes peintes de
couleurs vives. Il n'y avait rien de pornographique dans la HON
même si l'on y entrait par son sexe.
Pontus savait qu'avec cette vaste dame il s'embarquait pour une
aventure périlleuse. Aussi décida-t-il de garder secret
tout le projet. Autrement les autorités auraient pu mal interpréter
les rumeurs et interdire l'exposition avant son ouverture. Nous
dûmes construire un écran géant derrière
lequel nous travaillions; personne n'était autorisé
à voir ce que nous faisions.
Je me rappelle avoir ri plusieurs fois avec Pontus, en nous racontant
que c'étaient peut-être ses derniers moments au Musée,
avant d'être renvoyé par un Ministre de la Culture
indigné. Mais il tenait à prendre le risque comme
il le fait toujours quand il croit à quelque chose. Pontus
Hulten avait déjà attiré à Stockholm
de nombreux artistes innovateurs. Le premier à exposer Jasper
Johns, il amena la « Chèvre » de Rauschenberg. C'est
lui qui fit venir Jackson Pollock en Suède et organisa le
premier concert de John Cage qui laissa tout le monde horrifié.
Pendant ce temps je peignis la HON comme un uf de Pâques
avec les couleurs pures et très vives que j'ai toujours utilisées
et aimées. Ce fut une incroyable expérience de création.
Elle était là comme une grande Déesse de la
fertilité, accueillante et confortable dans son immensité
et sa générosité. Elle reçut, absorba,
dévora des milliers de visiteurs. La joyeuse et géante
créature représenta pour beaucoup de visiteurs comme
pour moi le rêve du retour à la Grande Mère.
Des familles entières avec leurs enfants, leurs bébés,
vinrent la voir. La HON eut une vie courte mais pleine. Elle exista
pendant trois mois et fut détruite. Car la HON, qui remplissait
l'espace du grand hall du musée, n'avait jamais été
prévue pour y rester. Des mauvaises langues dirent que c'était
la plus grande putain du monde parce qu'elle accueillit 100.000
visiteurs en trois mois.
Un psychiatre de Stockholm écrivit dans un journal que la
HON changerait les rêves des gens pour les années à
venir. Le nombre des naissances augmenta à Stockholm l'année
suivante, cela fut attribué à la HON!
La HON avait quelque chose de magique. Près d'elle on ne
pouvait que se sentir bien. Tous ceux qui l'approchaient ne pouvaient
s'empêcher de sourire.
Traduction Marie Chaix
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