Lettre de Niki de Saint Phalle « à Marina »

Madeleine Zillhardt


Niki de Saint Phalle 1979
1979

Chère Marina,

Tu te souviens de cet extraordinaire glacier à Saint-Moritz? Chaque fois que tu venais me voir, nous y allions en pèlerinage. Les plis dans la glace te rappelaient tes peintures de blancheur. Une nuit nous avions pris un traîneau guidé par deux magnifiques chevaux pour nous conduire jusqu'à la glace mystérieuse et brûlante. Nous étions enfouies sous des couvertures de fourrure et de nos visages couverts d'écharpes de laine, seuls nos yeux apparaissaient et pouvaient voir la demi-lune s'élevant, luisante, sur le blanc infini.

Cela me donna envie d'écrire un scénario de film dont le sujet était l'existence d'un artiste tourmenté par le temps. La fusion du temps -présent, passé futur. Le temps accéléré. Le temps métaphysique. A la fin l'artiste se donnait en offrande au glacier sachant que là sa jeunesse serait captive mais éternelle.

Peu à peu je fus fascinée par l'idée du suicide parfait, comme quelqu'un dans un roman d'Agatha Christie serait fasciné par le crime parfait. J'allais préparer un pique-nique.

Durant des jours je fantasmais sur ce que serait mon dernier repas. J'apporterais le plus grand soin à choisir les vêtements très chauds que je porterais, à me maquiller. Je me ferais coiffer dans l'après-midi. Je prendrais avec moi une très jolie couverture, une lampe de poche et les Elégies de Duino. Personne ne devrait jamais connaître mon secret. Si mon projet n'était pas diaboliquement intelligent, Eva ou Jean ou toi pourriez avoir un soupçon et vous en seriez malades. Il fallait que ce soit très beau. Une œuvre d'art.
Je glisserais juste dans ma poche quelques somnifères, le glacier ferait le reste. On me retrouverait profondément endormie et gelée au matin. Et je serais très belle au matin quand ils me trouveraient.

Mon projet: me rendre au glacier autour de minuit (je m'étais décidée: caviar et Dom Pérignon). Avoir un dernier repas, avaler les somnifères, lire à l'aide de ma lampe de poche la quatrième Elégie de Duino et puis rejoindre les étoiles.

Ceux qui m'aimaient et savaient ma folie du glacier penseraient simplement : Niki est partie pour un dîner de minuit, elle s'est endormie en buvant du Champagne. Ils ne seraient pas surpris.

Deux jours avant LE DERNIER JOUR j'avais une pneumonie et fus conduite à l'hôpital de Berne.

Tu es venue me voir. Pendant trois jours je n'ai pu parler. J'étais tellement déprimée. Ma quête de l'infini m'amenait au bord du gouffre.

Vivant seule en haut des montagnes d'Engadine, je passais mon temps à lire Nietzsche et Bachelard.
Je n'avais pas de raison de vivre seule. Je choisis pourtant cette existence Spartiate qui allait contre ma nature plutôt sociable ouverte et gaie. La solitude me donna une ivresse extatique. La passion compta plus que l'existence.

Comme le phénix qui pour renaître a besoin de passer par le feu destructeur, j'avais besoin d'être EN FEU pour me sentir libre et qu'une part de moi-même tombât en cendres comme dans quelque sacrifice païen. Et ce désir en moi de voler tel un oiseau pour découvrir l'infini...

J'ai préféré l'intensité à la longévité.

Ma vie amoureuse aussi bien que mon art seraient rituellement sacrifiés sur l'autel du feu éternel.

Tu te souviens? TES CHEVEUX SONT DEVENUS SERPENTS.

Traduction Marie Chaix