Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun


Promenade expiatoire de Foulon
Promenade expiatoire de Foulon, Paris le 23 juillet 1789

LETTRES A LA PRINCESSE KOURAKIN.

LETTRE XI.

Romainville.— Le maréchal de Ségur.— La Malmaison.— Madame le Couteux-du-Moley. — L'abbé Sieyes. — Madame Auguier. — Mot de la reine. — Madame Campait. — Sa lettre. — Madame Rousseau. — Le premier dauphin.

Je ne puis songer aux dernières campagnes que j'ai visitées, sans qu'il se mêle au souvenir de quelques doux momens plus d'un souvenir pénible : en 1788, par exemple, je partis avec Robert, pour aller passer quelques jours à Romainville, chez le maréchal de Ségur; en route, nous remarquâmes que les paysans ne nous étaient plus leurs chapeaux; ils nous regardaient au contraire avec insolence, et quelques-uns même nous menaçaient avec leurs bâtons. Arrivés à, Romain ville, nous fûmes témoins du plus terrible orage que l'on puisse voir. Le ciel avait pris un ton jaunâtre, teinté de gris foncé, et quand ces nuages effrayans s'entr'ouvrirent, il en sortit des milliers d'éclairs, accompagnés d'un tonnerre affreux et de gréions si énormes qu'ils ravagèrent un espace de quarante lieues des environs de Paris. Tant que dura l'orage, je me rappelle que madame de Ségur et moi, pâles et tremblantes, nous nous regardions en frissonnant; il nous semblait voir dans ce jour sinistre le présage des malheurs, que, sans être astrologue, on pouvait prédire alors.
      Le soir et le lendemain, nous allâmes tous avec le maréchal contempler les tristes effets de l'orage. Le blé, les vignes, les arbres fruitiers, tout était détruit. Les paysans pleuraient et s'arrachaient les cheveux, Chacun s'empressa de venir au secours de ces infortunés; les gros propriétaires donnèrent beaucoup d'argent; un homme fort riche distribua aussitôt pour son compte quarante mille francs aux malheureux qui l'entouraient. A la honte de l'humanité, ce même homme, l'année suivante, fut massacré un des premiers par les cannibales révolutionnaires.
      Dans cet été de 1788, j'allai passer quinze jours à la Malmaison, qui appartenait alors à madame la comtesse du Moley. Madame du Moley était une jolie femme très à la mode. Son esprit n'électrisait pas; mais elle comprenait celui des autres avec intelligence. Le comte Olivarès était alors établi chez elle, et elle avait eu pour lui la galanterie de faire placer à l'entrée d'un chemin situé dans le haut du parc, une inscription portant : Sierra Morena. Olivarès n'était point ce qu'on appelle aimable. Ce que j'ai remarqué en lui de plus saillant était sa malpropreté; ses poches, pleines de tabac d'Espagne, lui servaient de tabatière.
      Le duc de Grillon et le cher abbé Delille venaient fort souvent à la Malmaison où je me trouvais heureuse de les rencontrer. Madame du Moley aimait beaucoup à se promener toute seule, et j'étais parfaitement de son goût; en sorte qu'il était convenu que l'on tiendrait une branche de verdure à la main, si l'on ne désirait pas se chercher ou s'aborder. Je ne marchais jamais sans ma branche ; mais si j'apercevais l'abbé Delille, je la jetais bien vite.
      En juin 1789, j'allai dîner à la Malmaison ; j'y trouvai l'abbé Sieyes et plusieurs autres amateurs de la révolution. M. du Moley hurlait contre les nobles; chacun criait, pérorait sur toutes choses propres à opérer un bouleversement général; on eût dit un vrai club, et ces conversations m'effrayaient horriblement. Après dîner, l'abbé Sieyes dit à je ne sais plus quelle personne : « En vérité, je crois que nous irons trop loin. » — ils iront si loin qu'ils se perdront en chemin, dis-je à madame du Moley, qui avait entendu l'abbé comme moi, et qui s'attristait aussi de tant de présages funestes. Dans le même temps à peu près, j'allai passer quelques jours à Marly, chez madame Auguier, soeur de madame Campait, et attachée elle-même au service de la reine. Elle avait près de la machine un château et un fort beau parc. Un jour qu'elle et moi étions à une fenêtre qui avait vue sur la cour, laquelle cour donnait sur le grand chemin, nous vîmes entrer un homme ivre, qui tomba par terre. Madame Auguier, avec sa bonté ordinaire, appela le valet de chambre de son mari, lui dit de secourir ce malheureux, de le conduire à la cuisine et d'en avoir bien soin. Peu de momens après, le valet de chambre revint. — « En vérité, dit-il, madame est trop bonne ; c'est un misérable que cet homme ! voici les papiers qui viennent de tomber de sa poche. » Et il nous remit plusieurs cahiers, dont l'un commençait ainsi : A bas la famille royale! à bas les nobles ! à bas les prêtres ! puis suivaient les litanies révolutionnaires et mille prédictions atroces, écrites en termes qui faisaient dresser les cheveux. Madame Auguier fit venir la maréchaussée, à qui était alors confiée la garde des villages. Quatre de ces militaires arrivent; on leur enjoint d'emmener cet homme et de prendre des informations sur son compte; ils l'emmènent; mais le valet de chambre les ayant suivis de loin sans qu'ils s'en aperçussent, les vit, dès qu'ils eurent tourné le chemin, prendre leur prisonnier bras dessus bras dessous, et sauter, chanter avec lui, de l'air du meilleur accord. Je ne puis vous dire à quel point ceci nous effraya. Qu'allions-nous devenir, mon Dieu! si la force publique faisait cause commune avec les coupables?
      J'avais conseillé à madame Auguier de montrer ces cahiers à la reine, et quelques jours après, se trouvant de service, elle les fit lire à S. M., qui les lui rendit en disant : « Ce sont des choses impossibles; je ne croirai jamais qu'ils méditent de pareilles atrocités. » Hélas ! les évènemens n'ont que trop tôt dissipé ce noble doute, et sans parler de l'auguste victime qui ne voulait point croire à tant d'horreurs, la pauvre madame Auguier elle-même était destinée à payer son dévouement de sa vie.
      Ce dévouement ne s'est jamais démenti ; dans les cruels momens de la révolution, sachant que la reine était sans argent, elle s'empressa de lui prêter vingt-cinq louis. Les révolutionnaires le surent, et vinrent aussitôt au château des Tuileries pour la conduire en prison, ou pour mieux dire à la guillotine. En les voyant arriver, l'air furieux, la menace à la bouche, madame Auguier préféra une mort prompte à l'angoisse de tomber entre leurs mains. Elle se jeta par la fenêtre et se tua.
      J'ai peu connu de femmes aussi belles et aussi aimables que madame Auguier. Elle était grande et bien faite; son visage était d'une fraîcheur remarquable, son teint blanc et rosé, et ses jolis yeux exprimaient sa douceur et sa bonté. Elle a laissé deux filles, que j'ai connues dès leur enfance à Marly. L'une a épousé le maréchal Ney ; la seconde a été mariée à M. Debroc. Cette dernière a péri bien jeune encore, et bien malheureusement. Comme elle voyageait avec madame Louis Bonaparte, son intime amie, elle voulut, dans une incursion à Ancenis, traverser sur une planche un profond précipice; la planche manqua sous ses pieds, et l'infortunée tomba morte dans l'abîme !
      Madame Auguier avait deux sœurs : l'une était madame Campan si connue, et comme la première femme de chambre de la reine, et comme l'habile directrice de cette maison d'éducation, à Saint-Germain, dans laquelle toutes les notabilités de l'empire faisaient élever leurs filles. J'avais connu madame Campan à Versailles, à l'époque où elle jouissait de toute la faveur et de toute la confiance de la reine. Je ne doutais nullement qu'elle n'eût conservé à son auguste maîtresse le dévouement et la reconnaissance dus à tant de bontés, lorsque, pendant mon séjour à Pétersbourg, vous pouvez vous rappeler qu'un soir je l'entendis accuser d'avoir abandonné et trahi la reine. Ne pouvant voir dans ce propos que la plus infame calomnie, je pris avec chaleur la défense de ma compatriote; et je m'écriai plusieurs fois : C'est impossible ! Deux ans plus tard, revenue en France, je reçus, peu de jours après mon arrivée, la lettre suivante, que m'écrivit madame Campari, et que je copie Ici, afin de vous faire connaître Une justification qui me semble porter tous les caractères de la franchise.

Saint-Germain, ce 17 janvier, vieux style.

Vous avez dit bien loin de moi, aimable dame : C'est impossible ! Le véritable esprit, la bonté, la sensibilité ont dirigé votre opinion; et ces qualités rares, si rares de nos jours, se sont, pour mon bonheur, trouvées chez vous réunies à des talens encore plus rares. Vous entendez mon impossible autant que je suis pénétrée de ce qu'il a été prononcé par vous. En effet, comment croire que jamais j'aie pu séparer un moment mes sentimens, mes opinions, mon dévouement, de tout ce que je devais à l'être trop infortuné qui, tous les jours, faisait mon bonheur et celui des miens, et dont la conservation dans des droits qui étaient attaqués par une faction perfide et sanguinaire assurait le bonheur de tous et le mien particulièrement ? J'ai eu au contraire, l'avantage de lui donner dés preuves non équivoques d'une reconnaissance telle qu'elle avait droit d'attendre. Ma pauvre sœur Auguier et moi, quoique je ne fusse pas de service, avons affronté la mort, pour ne la point quitter dans la nuit à jamais mémorable et horrible du 10 août. Sorties de ce massacre, cachées et mourantes d'effroi dans des maisons de Paris, nous avons ranimé nos forces pour parvenir jusqu'aux Feuillans,et la servir encore dans sa première détention à l'Assemblée. Pétion seul nous a séparées d'elle, lorsque nous voulûmes la suivre au Temple. — Avec des faits aussi vrais et si naturels, que je suis loin d'en tirer vanité, comment, direz-vous, peut-on avoir été aussi étrangement calomniée ? Ne fallait-il pas me faire payer chèrement une faveur marquée et soutenue pendant tant d'années. Pardonne-t-on la faveur dans une cour, même quand elle tombe sur une personne de la classe de la domesticité? On voulait me perdre dans l'esprit de la reine, voilà tout. On n'y réussit pas, et l'on saura quelque jour jusqu'à quel degré elle m'a conservé sa bienveillance et sa confiance dans les choses les plus importantes. Je dois cependant ajouter, pour ne rien déguiser de ce qui a pu porter à méconnaître mes véritables sentimens, que jamais je n'avais pu amener mon esprit à concevoir le plan de l'émigration ; que je le regardais comme funeste aux émigrans, mais bien plus encore, dans mes idées à cette époque, au salut de Louis XVI. Habitant les Tuileries, j'étais sans cesse frappée de cette réflexion, qu'il n'y avait qu'un quart de lieue de ce palais aux faubourgs insurgés , et cent lieues de Coblentz ou des armées protectrices. Le sentiment et l'esprit des femmes sont bavards; je disais trop et trop souvent mon opinion sur cette mesure qui, dans ce temps, était l'espoir de tous. Un sentiment bien différent de l'amour insensé et criminel d'une révolution affreuse dictait mes craintes. Le temps ne les a que trop justifiées; et les innombrables victimes de ce projet ne devraient plus me les imputera crime.
      Mais enfin, j'existe à présent sous une forme nouvelle; j'y suis livrée en entier, et avec la paix d'un cœur qui n'a pas le plus léger reproche à se faire. Depuis long-temps je désire vous faire voir l'ensemble de mon plan d'éducation, vous recevoir, vous fêter en amie sincère et précieuse. Prenez un jour avec l'intéressante et infortunée Rousseau, et ce sera pour moi un jour de fête. Croyez à ma tendresse, à mon estime, à ma reconnaissance, enfin à tous les sentimens que je vous ai voués.

GENET CAMPAN

Madame Auguier, outre madame Campan, avait une autre sœur, nommée madame Rousseau , fort aimable femme, que la reine avait attachée au service du premier dauphin, et qui m'a souvent donné l'hospitalité, lorsque j'avais des séances à la cour (1) Elle était devenue si chère au jeune prince qu'elle soignait, que l'aimable enfant lui disait, deux jours avant de mourir: « Je t'aime tant, Rousseau, que je t'aimerai encore après ma mort. »
      Le mari de madame Rousseau était maître d'armes des enfans de France. Aussi, comme attaché à double titre à la famille royale, ne put-il échapper à la mort : il fut pris et guillotiné. On m'a dit que, son jugement rendu, un juge avait eu l'atrocité de lui crier : « Pare celle-ci, Rousseau !  »
      En vous entretenant de ces horreurs, j'anticipe sur le temps dont il me reste à vous parler jusqu'au jour où j'ai quitté la France. Je reprendrai dans une première lettre le récit des tristes évènemens qui m'ont obligée à fuir mon pays pour aller chercher dans des pays étrangers, non-seulement ma sûreté, mais cette bienveillance dont vous-même m'avez comblée, durant mon séjour en Russie, et dont je garde une si douce mémoire. Adieu, chère amie.

 

(1) Madame Rousseau a laissé un fils, connu sons le nom d'Amédée de Beauplan , qui est très bon musicien. Il compose des romances charmantes, et les chante à merveille. (Note de l'Auteur)

Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Edition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835

 


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