Jacques Delille
NOTES ET PORTRAITS
L'ABBÉ DELILLE.
Jacques Delille n'a été toute sa vie qu'un enfant,
le plus aimable, le meilleur, et le plus spirituel enfant qu'on
puisse voir. On l'appelait chose légère, et j'ai
toujours été frappée de la justesse de ce
mot; car nul homme plus que lui n'effleurait la vie, sans s'attacher
fortement à quoi que ce soit au monde. Jouissant de l'heure
présente sans songer à l'heure qui devait suivre,
il était rare qu'il fixât son esprit sur une pensée
profonde. Rien n'était plus facile à qui voulait
prendre de l'empire sur lui que de le conduire et de l'entraîner:
son mariage en est une bien forte preuve. Avec qui n'avait-il
pas gémi de la chaîne qu'il portait, alors qu'il
était encore temps de la rompre! Enfin, un ami le décide
à reprendre sa liberté, et lui offre un asile. Delille
accepte; ravi, tout-à-fait résolu, il demande seulement
une heure pour aller se munir de quelques effets. Le soir, cet
ami ne le voyant point reparaître, va le chercher. Eh
bien ? Eh bien ! répond Delille, je l'épouse,
mon ami; j'espère que tu voudras bien me servir de témoin.
Le comte de Choiseul-Gouffier,
avec qui il était intimement lié, et qui partait
pour la Grèce, lui avait parlé plusieurs fois du
désir qu'il avait de l'emmener avec lui ; cependant rien
n'était convenu, rien n'était arrêté
entre eux pour ce voyage. Le jour du départ, le comte va
chez l'abbé et lui dit : « Je pars à l'instant,
venez avec moi, la voiture est prête. » Et l'abbé
monte, sans avoir fait aucuns préparatifs, auxquels à
la vérité M. de Choiseul avait pourvu.
Arrivé à Marseille,
Delille se promène sur le rivage, regarde la mer : une
profonde mélancolie s'empare de lui. « Je ne pourrai
jamais, se dit-il, mettre cette immensité entre mes amis
et moi; non, je n'irai pas plus loin. » Alors il quitte
furtivement M. de Choiseul, et va se cacher dans un petit cabaret,
un véritable bouchon, où il se croit introuvable;
mais, à force de recherches, M. de Choiseul le découvre,
le ramène et l'embarque avec lui.
Éloigné de ses amis,
il ne les oublia jamais, et leur donnait, souvent de ses nouvelles.
Il m'écrivit plusieurs fois d'Athènes ; dans une
de ses lettres, il me disait avoir inscrit mon nom sur le temple
de Minerve; ce que m'étant rappelé à Naples,
je lui écrivis, à mon tour, qu'avec beaucoup plus
de raison j'avais écrit le sien sur le tombeau de Virgile.
Je regretterai toujours la perte que j'ai faite et des lettres
de l'abbé Delille, et de celles que M. de Vaudreuil m'adressait
pendant le voyage qu'il fit en Espagne avec le comte d'Artois,
qui étaient pleines de détails intéressans
sur ce pays. Je confiai le tout à mon frère en quittant
la France, et dans le temps des visites domiciliaires, mon frère
jugea prudent de brûler ces correspondances.
L'abbé Delille a passé
sa vie dans la haute société, dont il faisait le
plus brillant ornement. Non-seulement il disait ses vers d'une
manière ravissante; mais son esprit si fin, sa gaieté
si naturelle donnaient à sa conversation un charme indicible.
Personne ne contait comme lui; il faisait les délices de
tous les cercles par mille récits, par mille anecdotes,
sans jamais y mêler le fiel ou la satire; aussi peut-on
dire que tout le monde l'aimait, comme on peut dire aussi qu'il
aimait tout le monde. Ce dernier mérite (si c'en est un
) tenait en lui, je pense, à cette faiblesse de caractère
dont j'ai déjà parlé. Il ne savait pas plus
haïr que résister, et dans l'ordinaire de la vie,
sa facilité était vraiment rare. Vous avait-il promis
de venir dîner chez vous ; au moment de partir pour s'y
rendre, s'il arrivait une personne qui vînt le chercher,
elle vous l'enlevait, et vous l'attendiez en vain. Je me souviens
qu'un jour, comme nous lui reprochions d'avoir ainsi manqué
de parole, il nous prouva qu'il avait réponse à
tout : « Je me persuade, dit-il, que celui qui vient me
chercher est plus pressé que celui qui m'attend. »
II avait des traits de bonhomie
qui rappelaient beaucoup La Fontaine. Un soir qu'il venait de
souper chez moi, je lui dis : L'abbé, il est bien
tard ; vous demeurez si loin que je m'inquiette de vous voir retourner
à cette heure-ci, menant votre cabriolet. J'ai toujours
la précaution de porter un bonnet de nuit dans ma poche,
répondit-il. Je lui proposai alors de lui faire établir
un lit dans mon salon. Non, non, dit-il, j'ai dans votre
rue un ami chez lequel je vais coucher très souvent; cela
ne le gène en rien, et je puis m'y rendre à toute
heure. Ce qu'il fit aussitôt.
Nul être ne jouissait autant
de la vie, n'en effleurait davantage tous les charmes: toujours
prêt à rire, à s'amuser, Delille avait une
sorte de bonheur qui ressemblait au bonheur d'un enfant. Ce même
homme pourtant a déployé la plus grande énergie
tant qu'a duré la révolution. Tout le monde sait
avec quel glorieux courage il repoussa Chaumette, procureur de
la commune, qui lui commandait en 1793 une ode à la déesse
de la raison. Delille ne pouvait ignorer que son refus était
son arrêt de mort, et c'est alors qu'il fit ce beau dithyrambe
sur l'immortalité de l'ame; il le lut à Chaumette,
et quand il en fut à ces vers :
Oui, vous qui de l'Olympe usurpant le tonnerre,
Des éternelles lois renversez les autels;
Lâches oppresseurs de la terre,
Tremblez, vous êtes immortels!
il s'arrêta, regarda le tribun, et répéta
d'une voix forte et assurée: « vous aussi, tremblez,
« vous êtes immortel. » Chaumette, quoique fort
interdit, murmura quelques menaces : Je suis tout prêt,
répondit Delille, je viens de vous lire mon testament.
Pour cette fois le courage de l'honnête homme eut un heureux
succès, car Chaumette le quitta pour aller dire à
ses amis qu'il n'était pas encore temps de faire mourir
Delille, que depuis il ne cessa de protéger. Le poète
n'en crut pas moins qu'il était prudent d'émigrer
; il passa en Angleterre, où il se vit accueilli et recherché
par tout ce qu'on y trouvait de personnes distinguées et
recommandables.
Sa muse garda toujours son feu
sacré pour ses rois légitimes. Sous le règne
de l'usurpateur qui faisait trembler le monde entier, il fit paraître
son poème de la Pitié, et rentré en France,
il eut le courage, plus rare peut-être, de résister
aux feintes caresses d'un pouvoir absolu. Il ne craignit pas de
s'exposer à la disgrâce pour conserver sa propre
estime, l'estime de ses amis et l'admiration générale
, dont il a joui jusqu'à son dernier jour.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835