Le Comte de Vaudreuil
1784
Huile sur toile -132 x 100 cm
Virginia Museum of Fine Arts, Richmond
NOTES ET PORTRAITS
LE COMTE DE VAUDREUIL.
Né dans un rang élevé, le comte de Vaudreuil
devait encore plus à la nature qu'à la fortune,
quoique celle-ci l'eût comblé de tous ses dons. Aux
avantages que donne une haute position dans le monde il joignait
toutes les qualités, toutes les grâces qui rendent
un homme aimable; il était grand, bien fait, son maintien
avait une noblesse et une élégance remarquables;
son regard était doux et fin, sa physionomie extrêmement
mobile comme ses idées, et son sourire obligeant prévenait
pour lui au premier abord. Le comte de Vaudreuil avait beaucoup
d'esprit, mais on était tenté de croire qu'il n'ouvrait
la bouche que pour faire valoir le vôtre, tant il vous écoutait
d'une manière aimable et gracieuse; soit que la conversation
fut sérieuse ou plaisante, il en savait prendre tous les
tons, toutes les nuances, car il avait autant d'instruction que
de gaieté; il contait admirablement, et je connais des
vers de lui que les gens les plus difficiles citeraient avec éloge;
mais ces vers n'ont été lus que par ses amis; il
désirait d'autant moins les répandre, qu'il s'est
permis d'employer dans quelques-uns l'esprit et la forme de l'épigramme;
il fallait à la vérité, pour qu'il agît
ainsi, qu'une mauvaise action eût révolté
son ame noble et pure, et l'on peut dire que s'il montrait peu
de pitié pour tout ce qui était mal, il s'exaltait
vivement pour tout ce qui était bien. Personne ne servait
aussi chaudement ceux qui possédaient son estime ; si l'on
attaquait ses amis, il les défendait avec tant d'énergie
que les gens froids l'accusaient d'exagération. « Vous
devez me juger ainsi, répondit-il une fois à
un égoïste de notre connaissance; car je prends à
tout ce qui est bon, et vous ne prenez à rien. »
La société qu'il
recherchait de préférence était celle des
artistes et des gens de lettres les plus distingués; il
y comptait des amis, qu'il a toujours conservés, même
parmi ceux dont les opinions politiques n'étaient point
les siennes. Il aimait tous les arts avec passion, et ses connaissances
en peinture étaient très remarquables. Comme sa
fortune lui permettait de satisfaire des goûts fort dispendieux,
il avait une galerie de tableaux des plus grands maîtres
de diverses écoles (1) ; son salon était enrichi
de meubles précieux et d'ornemens du meilleur goût.
Il donnait fréquemment des fêtes magnifiques et qui
tenaient de la féerie, au point qu'on l'appelait l'enchanteur;
mais sa plus grande jouissance pourtant était de soulager
les malheureux; aussi, combien a-t-il fait d'ingrats !
La seule contradiction que l'on
pût remarquer dans cet esprit si sain et si droit, c'est
que M. de Vaudreuil se plaignait très souvent de vivre
à la cour, quand il était clair pour tous ses amis
qu'il n'aurait pu vivre ailleurs. En y réfléchissant
néanmoins, je me suis expliqué cette bizarrerie.
La belle trempe de son ame faisait de lui un enfant de la nature,
qu'il aimait, et dont il jouissait trop peu ; son rang l'éloignait
trop souvent d'un monde dans lequel la solidité de son
esprit, son goût pour les arts l'entraînaient sans
cesse; puis d'un autre côté il lui plaisait sans
doute d'occuper à la cour une place si distinguée,
qu'il devait à son mérite personnel, à son
caractère franc et loyal. D'ailleurs il adorait son prince,
monseigneur le comte d'Artois, qu'il n'a jamais flatté
et qu'il n'a jamais quitté dans ses malheurs. Il est rare
qu'une pareille amitié s'établisse entre deux hommes
dont l'un est né si près d'un trône; car cette
amitié était réciproque. En 1814 il arriva
que M. de Vaudreuil eut une discussion avec monseigneur le comte
d'Artois, et à ce sujet il lui écrivit une longue
lettre dans laquelle il lui disait qu'il lui semblait cruel d'être
ainsi en contradiction après trente ans d'amitié.
Le prince lui répondit en deux lignes : « Tais-toi,
vieux fou, tu as perdu la mémoire, car il y a quarante
ans que je suis ton meilleur ami. »
Pendant l'émigration, et
dans un âge avancé, il se maria en Angleterre avec
une de ses cousines, très jeune et très jolie; il
en eut deux fils, et fut aussi bon mari que bon père. De
longs malheurs, la perte entière de sa fortune que la restauration
ne lui a point fait recouvrer, ne sont jamais parvenus à
l'abattre; il a conservé le même cur et le
même esprit jusqu'à son dernier moment.
A la restauration, il avait été
nommé gouverneur du Louvre, aussi peut-on remarquer qu'il
a terminé ses jours près de l'enceinte où
sont renfermés les chefs-d'uvre que pendant sa vie
il avait tant admirés. Son ame tendre éprouvant
le besoin d'élever ses affections plus haut que cette terre,
il était devenu très pieux, mais sans aucune bigoterie.
Ces sentimens ont adouci sa fin, et il est mort, entouré
de ses amis, dans les bras de son prince chéri, qui ne
l'a point quitté.
Les vers suivans, adressés
à M. de Vaudreuil par le poète Lebrun, justifient
tout ce que je viens de dire.
À M. LE COMTE DE VAUDREUIL.
Une grâce, une muse, en effet m'a remis
Les jolis vers dictés par le Dieu du Parnasse
Au plus céleste des amis,
A Mécène Vaudreuil, qui chante comme Horace.
Eh quoi! l'ennui des cours n'a donc rien qui vous glace ?
Quoi ! votre luth brillant n'est jamais détendu ?
Vous puisez dans votre ame un art divin de plaire,
Et vous joignez toujours le bien-dire au bien-faire.
Horace avec plaisir chez vous s'était perdu;
Vous en avez si bien l'esprit et le langage,
Que par un charmant badinage
Vous me l'avez deux fois rendu.
Oui, vous qui de l'Olympe usurpant le tonnerre,
Des éternelles lois renversez les autels;
Lâches oppresseurs de la terre,
Tremblez, vous êtes immortels!
il s'arrêta, regarda le tribun, et répéta
d'une voix forte et assurée: « vous aussi, tremblez,
« vous êtes immortel. » Chaumette, quoique fort
interdit, murmura quelques menaces : Je suis tout prêt,
répondit Delille, je viens de vous lire mon testament.
Pour cette fois le courage de l'honnête homme eut un heureux
succès, car Chaumette le quitta pour aller dire à
ses amis qu'il n'était pas encore temps de faire mourir
Delille, que depuis il ne cessa de protéger. Le poète
n'en crut pas moins qu'il était prudent d'émigrer
; il passa en Angleterre, où il se vit accueilli et recherché
par tout ce qu'on y trouvait de personnes distinguées et
recommandables.
Sa muse garda toujours son feu
sacré pour ses rois légitimes. Sous le règne
de l'usurpateur qui faisait trembler le monde entier, il fit paraître
son poème de la Pitié, et rentré en France,
il eut le courage, plus rare peut-être, de résister
aux feintes caresses d'un pouvoir absolu. Il ne craignit pas de
s'exposer à la disgrâce pour conserver sa propre
estime, l'estime de ses amis et l'admiration générale
, dont il a joui jusqu'à son dernier jour.
(1) La plus grande partie de ces tableaux sont maintenant au Musée. (Note de l'Auteur.)
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835