Jacques-Louis David
Autoportrait - 1794
Huile sur toile - 80,5 x 64,1 cm
Musée du Louvre, Paris
NOTES ET PORTRAITS
DAVID.
Je recherchais avec empressement la société de
tous les artistes renommés, et principalement celle des
artistes qui se distinguaient dans mon art. David venait donc
assez fréquemment chez moi, quand tout à coup il
n'y parut plus. L'ayant rencontré dans le monde, je crus
devoir lui adresser quelques reproches aimables à ce sujet.
Je n'aime pas, une dit-il, à me trouver avec des
domestiques de condition. Comment ? répondis-je : avez-vous
pu remarquer que je traite les personnes de la cour mieux que
d'autres personnes? ne me voyez-vous pas accueillir tout le monde
avec les mêmes égards ? Et comme il insistait d'un
air humoriste : Ah! dis-je en riant, je crois que vous
avez de l'orgueil, que vous souffrez de n'être pas duc ou
marquis. Pour moi, à qui les titres sont parfaitement indifférens,
je reçois avec plaisir tous les gens aimables.
Depuis lors David n'est point revenu
chez moi. Il fit même rejaillir sur ma personne la haine
qu'il portait à quelques-uns de mes amis. La preuve en
est que, plus tard, il se procura je ne sais quel gros livre écrit
contre M. de Calonne, et dans lequel on n'avait pas manqué
d'inscrire toutes les infâmes calomnies dont j'avais été
l'objet. Ce livre restait constamment dans son atelier sur un
tabouret, toujours ouvert, précisément à
la page où il était question de moi. Une pareille
méchanceté était si noire et si puérile
à la fois, que je n'y aurais point ajouté croyance,
si je n'en eusse été instruite par M. de Fitzjames,
le comte Louis de Narbonne, et d'autres gens de ma Connaissance
qui tous avaient remarqué le fait, et même à
plusieurs reprises.
Il faut dire toutefois que David
aimait tellement son art, qu'aucune haine ne l'empêchait
de rendre justice au talent qu'on pouvait avoir. Après
que j'eus quitté la France, j'envoyai à Paris le
portrait de Paësiello, que je venais de faire à Naples.
On le plaça au salon en pendant d'un portrait peint par
David , mais dont sans doute il était peu satisfait, S'étant
approché de mon tableau, il le regarda long-temps, puis
se retournant vers quelques-uns de ses élèves et
d'autres personnes qui l'environnaient : On croirait, dit-il,
mon portrait fait par une femme et le Paësiello par un homme.
C'est de M. Lebrun, qui était témoin, que je tiens
ces paroles, et de plus j'ai la certitude qu'en toute occasion
David ne me refusait point ses éloges.
Il est bien vraisemblable que des
louanges aussi flatteuses sur mon talent m'auraient fait oublier
tôt ou tard les attaques de David contre ma personne ; mais
ce que je n'ai jamais pu lui pardonner, c'est l'atroce conduite
qu'il a ternie pendant la terreur; ce sont les persécutions
exercées lâchement par lui contre un grand nombre
d'artistes, entre autres contre Robert le paysagiste qu'il fit
arrêter et traiter dans la prison avec Une sévérité
qui allait jusqu'à la barbarie. Il m'aurait été
impossible de me retrouver avec un pareil homme. Lorsque je fus
rentrée en France, un de nos plus célèbres
peintres étant venu chez moi, me dit dans la conversation
que David avait un vif désir de me revoir. Je ne répondis
pas, et comme le peintre dont je parle a prodigieusement d'esprit,
il comprit que mon silence n'était point celui auquel on
peut appliquer le proverbe : qui ne dit rien consent.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835