Nicolas de Beaujon
Louise-Elisabeth Vigée Lebrun - 1784-85
NOTES ET PORTRAITS
M. DE BEAUJON.
M. de Beaujon m'ayant fait demander de faire son portrait, qu'il destinait à l'hôpital fondé par lui dans le faubourg du Roule, et qui porte encore son nom, je me rendis dans le magnifique hôtel qu'on appelle aujourd'hui l'Élysée-Bourbon, attendu que l'infortuné millionnaire était hors d'état de venir chez moi. Je le trouvai seul, assis sur un grand fauteuil à roulettes, dans une salle à manger; il avait les mains et les jambes tellement enflées qu'il ne pouvait se servir ni des unes ni des autres; son dîner se bornait à un triste plat d'épinards; mais plus loin, en face de lui, était dressée une table de trente à quarante couverts où se faisait, disait-on, une chère exquise, et qu'on allait servir pour quelques femmes, amies intimes de M. de Beaujon, et les personnes qu'il leur plaisait d'inviter; ces dames, toutes fort bien nées et de très bonne compagnie, étaient appelées dans le monde les berceuses de M. de Beaujon. Elles donnaient des ordres chez lui, disposaient entièrement de son hôtel, de ses chevaux, et payaient ces avantages avec quelques instans de conversation qu'elles accordaient au pauvre impotent, ennuyé de vivre seul. M. de Beaujon voulut me retenir à dîner, ce que je refusai, ne dînant jamais hors de chez moi; mais nous convînmes du prix et de la pose de son portrait; il désirait être peint assis devant un bureau, jusqu'à mi-jambes, avec les deux mains, et je ne tardai pas à commencer et à finir cet ouvrage. Quand je pus me passer du modèle, j'emportai le portrait chez moi pour terminer quelques détails, et j'imaginai de placer sur le bureau le plan de l'hospice. M. de Beaujon en ayant été instruit m'envoya aussitôt son valet de chambre pour me prier instamment d'effacer ce plan, et pour me remettre trente louis en dédommagement du temps que j'y emploierais; j'avais à peine tracé l'esquisse, en sorte que je refusai naturellement les trente louis; mais le valet de chambre revint encore le lendemain, insistant de la part de son maître, au point que, pour le forcer à remporter cet argent, je fus obligée d'effacer le plan devant lui, afin de lui prouver que cela ne me faisait pas perdre cinq minutes. Pendant que je faisais le portrait de M. de Beaujon, je voulus visiter son bel hôtel, que j'avais toujours entendu citer pour sa magnificence: aucun particulier, en effet, n'était logé avec autant de luxe; tout était d'une grande richesse et d'un goût exquis. Un premier salon renfermait des tableaux à effet, dont aucun n'était fort remarquable, tant il est aisé de tromper les amateurs, quelque prix qu'ils puissent mettre à leurs acquisitions. Le second était un salon de musique: grands et petits pianos, instrumens de toute espèce, rien n'y manquait; d'autres pièces, ainsi que les boudoirs et les cabinets, étaient meublées avec la plus grande élégance. La salle de bain surtout était charmante; un lit, une baignoire étaient drapés, comme les murailles, en belle mousseline à petits bouquets, doublée de rose; je n'ai jamais rien vu d'aussi joli; on aurait aimé à se baigner là. Les appartemens du premier étage étaient meublés avec autant de soin. Dans une chambre entre autres, qui était ornée de colonnes, on avait placé au milieu une énorme corbeille dorée et entourée de fleurs, qui renfermait un lit, lit dans lequel personne n'avait jamais couché. Toute cette façade de l'hôtel donnait sur le jardin que, vu son étendue, on pouvait appeler le parc, qu'un habile architecte avait dessiné, et qu'embellissait une énorme quantité de fleurs et d'arbres verts. Il me fut impossible de parcourir cette délicieuse habitation sans donner un soupir de pitié à son riche propriétaire, et sans me rappeler une anecdote que l'on m'avait contée peu de jours avant. Un Anglais, jaloux de voir tout ce que l'on citait comme curieux à Paris, fit demander à M. de Beaujon la permission de visiter ce bel hôtel. Arrivé dans la salle à manger, il y trouva la grande table dressée, ainsi que je l'avais trouvée moi-même, et se retournant vers le domestique qui le conduisait: — Votre maître, dit-il, doit faire une bien excellente chère? — Hélas! monsieur, répondit le cicerone, mon maître ne se met jamais à table, on lui sert seulement un plat de légumes. L'Anglais passant alors dans le premier salon: — Voilà du moins ce qui doit réjouir ses yeux, reprit-il en montrant les tableaux.- Hélas! monsieur, mon maître est presque aveugle.— Ah! dit l'Anglais en entrant dans le second salon, il s'en dédommage, j'espère, en écoutant de la bonne musique.— Hélas! monsieur, mon maître n'a jamais entendu celle qu'on fait ici, il se couche de trop bonne heure, dans l'espoir de dormir quelques instans. L'Anglais regardant alors le magnifique jardin qui se déployait sous ses fenêtres:- Mais enfin, votre maître peut jouir du plaisir de la promenade.
— Hélas! monsieur, il ne marche plus. Dans ce moment arrivaient les personnes invitées à dîner, parmi lesquelles se trouvaient de fort jolies femmes. L'Anglais reprend:- Enfin voilà plus d'une beauté, qui peuvent lui faire passer des momens très agréables? Le domestique ne répondit à ces mots que par deux hélas! au lieu d'un, et n'ajouta rien de plus. M. de Beaujon était très petit et très gros, sans aucune physionomie; M. de Calonne, que j'ai peint en même temps, offrait son parfait contraste, et les deux portraits se trouvant exposés chez moi, l'abbé Arnault qui les vit à côté l'un de l'autre, s'écria: Voilà précisément l'esprit et la matière. M. de Beaujon avait été le banquier de la cour sous Louis XV, et ses opérations financières furent toujours si habiles qu'avant sa vieillesse il possédait déjà des millions. Il faut dire à sa louange qu'il dépensait en bonnes œuvres une grande partie de son immense fortune; jamais un malheureux ne s'est adressé vainement à lui, et l'hôpital du faubourg du Roule recommande encore aujourd'hui son nom comme celui d'un bienfaiteur de l'humanité.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835