Le marquis de Rivière
1828
Huile sur toile, 73,9 x 60,6 cm
NOTES ET PORTRAITS
LE MARQUIS DE RIVIÈRE.
Jamais je ne pense à ce brave sans songer aux anciens preux; tout en lui était chevaleresque; il a cent fois affronté la mort, et la mort la plus horrible, avec un courage, un sang-froid, une persévérance inimaginable, pour servir le prince auquel il avait consacré sa vie; et ce dévouement si complet, si constant, ne prenait sa source dans aucune ambition, mais dans l'amitié la plus vive, dans une amitié bien rare même entre particuliers. Cette affection du marquis de Rivière pour M. le comte d'Artois dominait en lui tout autre sentiment; elle a pu le conduire à l'exil, à la pauvreté, dans les cachots, sans qu'il crût lui faire trop de sacrifices. « Je n'ai plus rien, me disait-il un jour à Londres; mais, ajouta-t-il en mettant la main sur son coeur, où était toujours placé le portrait de son prince chéri, la dernière goutte du sang qui coule là est pour lui. Peut-être le sort m'a-t-il préservé si souvent parce que je dois lui être utile. Je serais bien heureux alors d'avoir échappé tant de fois à la mort. » C'est par suite d'un désir si louable qu'on a toujours vu M. de Rivière se charger des missions les plus importantes et souvent les plus dangereuses. Le repos lui était devenu étranger, ne lui semblait plus nécessaire; il partait pour Vienne, pour Berlin, pour Pétersbourg, etc., portant aux rois qui restaient encore sur leurs trônes les demandes d'un roi tombé du sien. Il courait jour et nuit sans s'arrêter, quelquefois sans prendre de nourriture, et remplissait sa mission avec tant de noblesse et d'habileté, qu'il emportait l'estime et la considération de tous les souverains et de tous les diplomates de l'Europe. Ces voyages répétés d'une manière vraiment fabuleuse n'avaient rien de dangereux, à part l'extrême fatigue qu'ils lui causaient; mais combien de fois ne s'est-il pas introduit en France, sur cette terre qu'il ne pouvait toucher qu'au risque de sa tête? Dans les nombreuses courses qu'il faisait à Paris pendant le temps de la terreur, combien de fois son zèle, son activité, lui ont-ils fait affronter la mort? Dieu semblait le protéger. Un jour, sur le point de débarquer en Bretagne, il trouve la côte garnie de soldats; à l'instant il saute du canot dans la mer, plonge, et reste sous l'eau jusqu'au moment où, la côte devenue libre, il lui est possible de gagner la terre. Il entrait à Paris et il en sortait tantôt déguisé en marchand d'allumettes, tantôt sous tout autre déguisement du même genre. Il s'y tenait caché le jour chez un brave homme qui l'avait servi autrefois et lui était entièrement dévoué; il ne pouvait agir que la nuit en s'exposant encore aux plus grands périls; fallait-il repartir, il ne parvenait souvent à se soustraire aux poursuites qu'il excitait qu'en sautant des ravins profonds, en traversant rapidement des rivières à la nage; souffrant la faim, la soif, ne pouvant prendre aucun repos. C'est ainsi qu'il parvint toujours à s'échapper jusqu'à la triste affaire de Georges. Je me souviens que, peu de temps avant cette fatale entreprise, je me trouvais à Londres avec lui dans une maison où se trouvait aussi Pichegru. M. de Rivière, qui prétendait que j'étais excellente physionomiste, s'approcha de moi et me montrant le général français: « Observez cet homme, me dit-il, croyez-vous qu'on puisse s'y fier, qu'il ne trahira pas? » On pense bien que j'ignorais complètement de quelle affaire il s'agissait; mais je regardai Pichegru et je répondis sans hésiter: « On peut s'y fier; la franchise me paraît siéger sur ce front-là .» Pichegru ne trahit point en effet, on sait trop qu'il est mort la première victime de cette malheureuse tentative. Le sort de M. de Rivière ne fut pas aussi affreux, quoique sa prison ait été bien longue et bien cruelle; car il m'a raconté à mon retour en France que le premier cachot où il fut mis était plein d'une eau stagnante qui lui venait jusqu'à la cheville. Si l'on joint à cette situation l'idée que cette prison ne s'ouvrirait peut-être jamais pour lui, et la douleur de vivre loin de son prince bien-aimé, loin de tous ses amis, on juge de ce qu'il a dû souffrir. C'est à cette époque de malheur que M. de Rivière devint dévot, et qu'il puisa dans la religion la force qui lui était nécessaire pour supporter tant de peines et tant de privations. Après être resté plusieurs années en prison, il en sortit enfin sur sa parole d'honneur de ne point quitter la France; car Bonaparte lui-même savait ce qu'était la parole d'honneur de M. de Rivière, qui la respecta scrupuleusement en effet, jusqu'au jour où il eut l'ineffable joie de voir revenir les Bourbons. On sait que le roi le fit duc, qu'il fut envoyé à Constantinople comme ambassadeur dans des circonstances difficiles, et qu'enfin Charles X l'avait choisi pour gouverneur du duc de Bordeaux, quand une mort prématurée vint l'enlever à son jeune élève, à son prince chéri, et l'on peut dire à la France. Ayant appris à quel point Charles X ressentait douloureusement la perte d'un tel ami, comme j'avais déjà fait de souvenir le portrait de plusieurs personnes, j'essayai de faire ainsi celui de M. de Rivière; j'eus le bonheur de réussir. Je portai aussitôt le portrait au roi, qui le reçut avec une extrême sensibilité, et qui s'écria les larmes aux yeux:— Ah! madame Lebrun, combien je vous suis obligé de votre heureuse et touchante idée! J'étais plus que payée par ces paroles; mais je n'en reçus pas moins le lendemain de Sa Majesté un superbe nécessaire en vermeil, que je garderai toute ma vie. Le duc de Rivière était d'une taille moyenne, ni beau ni laid; on ne pouvait remarquer dans sa figure qu'une extrême finesse de regard, qui, jointe à une expression de franchise et de bonté, annonçait tout le caractère de l'homme. Tel que je le dépeins, cependant, M. de Rivière a toujours fait les conquêtes les plus brillantes. Il ne les devait point à ses avantages extérieurs, mais bien aux qualités de son ame, auxquelles il devait aussi tant d'amis, qui lui sont restés attachés jusqu'à sa mort et ne perdront jamais son souvenir. Parmi plusieurs beautés distinguées qui ont eu de l'amour pour lui, la dernière surtout était bien certainement la plus jolie femme de la cour; elle l'a aimé tant qu'elle a vécu, et M. de Rivière lui conservait un souvenir touchant. Il portait habituellement sur son coeur, à côté du portrait de M. le comte d'Artois, un portrait d'elle qu'il me montra à Londres. Il ne commettait en cela aucune indiscrétion, sa liaison avec cette charmante personne ayant été connue de tout le monde. De retour en France, il se maria avec une femme qui l'adorait, et dont il a fait constamment le bonheur. Il en a eu plusieurs enfans. M. de Rivière, outre son noble et beau caractère, avait beaucoup d'esprit. On pourrait imprimer plusieurs de ses lettres comme modèle de style, et dans la conversation le mot d'à propos ne lui manquait jamais. Un jour, par exemple, déjeunant à Pétersbourg chez Suvarow, qui avait pour lui de l'estime et de l'affection, ce général dit aux officiers russes, en le désignant: « Allons, messieurs, buvons au plus brave!- À votre santé, monsieur le maréchal, » répondit aussitôt M. de Rivière. Sous le titre de Mémoires, M. le chevalier de Chazet a écrit la vie du duc de Rivière. Tous les documens nécessaires lui avaient été fournis pour qu'on ne pût contester la véracité de cet ouvrage, qui se lit avec un vif intérêt et qui fait honneur au coeur comme au talent littéraire de l'auteur.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835