Vue de Rome (détail)
Salomon Corrodi - 1876
CHAPITRE II
Rome. Saint-Pierre. Le Muséum. Drouais. Raphaël. Le Vatican. Le Colysée. Angelica Kaufmann. Le cardinal de Bernis. Usage romain. Mes déménagements.
Peu de jours après mon arrivée à Rome, j'écrivais à Robert le paysagiste la lettre suivante :
Rome Ier décembre 1789.
J'ai quité avec peine, mon ami, cette belle ville de Florence
où j'ai vu très rapidement des chefs-d'uvre
si remarquables, et que je me promets bien de revoir avec plus de
soin à mon retour de Rome.
Tous avez été témoin
des gros soupirs que me faisaient pousser les récits de tous
ceux qui avaient eu le bonheur de séjourner ici. Vous savez
combien je désirais visiter à mon tour cette belle
patrie des arts. Je puis dire que j'avais pour Rome la maladie du
pays. Mais, tant de portraits que je me trouvais engagée
à faire ne m'auraient pas permis de réaliser mon désir,
si, pour notre malheur à tous, la révolution n'était
pas venue me déterminer à quitter Paris, dont le charme
était détruit pour moi.
Vous savez, mon cher ami, qu'à
quelque distance de Rome on découvre déjà le
dôme de Saint-Pierre ? Il m'est impossible de vous dire la
joie que j'éprouvai lorsque je l'aperçus : je croyais
rêver ce que j'avais souhaité si long-temps en vain.
Enfin je me trouvai sur le Ponte Mole; je vous avouerai même
tout bas qu'il m'a paru bien petit, et le Tibre si chanté,
bien sale. J'arrive à la porté del Popolo, je traverse
la rue du Cours, puis je m'arrête à l'Académie
de France. Notre directeur, M. Ménageot, vient à ma
voiture; je lui demande l'hospitalité jusqu'à ce que
j'aie trouvé un logement, et voilà qu'il me donne
aussitôt un petit appartement où ma fille et sa gouvernante
sont logées près de moi. De plus, il me prête
dix louis pour que je puisse achever de payer mon voiturin; car
il faut dire que je n'ai emporté avec moi que quatre-vingts
louis, mon cher mari gardant tout pour lui, comme vous savez qu'il
avait coutume de faire.
Le jour même de mon arrivée,
M. Ménageot m'a menée avant tout à Saint-Pierre,
dont l'immensité, d'après l'idée que l'on m'en
avait donnée, ne m'a point frappée d'abord. J'attribue
cet effet à la grandeur si bien calculée de tous ses
détails : par exemple, à l'aspect de ces deux bénitiers
de jaune antique, en forme de coquilles, que l'on voit en entrant,
les enfans de quatre ou cinq ans qui les entourent ont six pieds
de hauteur, et cette parfaite proportion diminue au premier coup
il la grandeur de l'église; quoi qu'il en soit, je
n'ai su qu'en la parcourant à quel point elle était
vaste. Ayant dit à M. Ménageot que j'aurais préféré
la voir soutenue par des colonnes au lieu de ces énormes
pilastres, il me répondit qu'on l'avait bâtie d'abord
comme je le désirais, mais que les colonnes ne paraissant
pas assez solides, on les avait entourées ainsi; il m'a fait
voir en effet depuis un tableau où Saint-Pierre est représentée
comme je voudrais qu'elle fut.
J'ai monté aussi l'escalier
qui conduit à la chapelle Sixtine, pour admirer la voûte
peinte à fresque par Michel-Ange, et le tableau représentant
le jugement dernier. Malgré toutes les critiques qu'on a
faites de celui-ci, il m'a semblé un chef-d'uvre du
premier ordre, pour l'expression et la hardiesse des raccourcis.
Il y a vraiment du sublime dans la composition, dans l'exécution.
Quant au désordre qui y régne, il est, selon moi,
complètement justifié par le sujet.
Le lendemain, je suis allée
voir le Muséum. Il est bien vrai qu'on ne peut rien comparer
sous le rapport des formes, du style et de l'exécution, à
tant de chefs-d'uvre antiques. C'est aux Grecs surtout qu'il
appartenait de réunir dans une aussi haute perfection l'élégance
des formes à la vérité. En voyant leurs ouvrages
on ne peut douter qu'ils n'aient eu de bien admirables modèles,
et que les hommes et les femmes de la Grèce n'aient réalisé
jadis ce que nous appelons le beau idéal. Je n'ai fait encore
que parcourir le muséum, mais l'Apollon, le Gladiateur mourant,
le groupe du Laocoon, ces beaux autels, ces magnifiques candélabres,
toutes ces beautés enfin qui me sont apparues, m'ont déjà
laissé des souvenirs ineffaçables.
Au moment où j'allais partir
pour cette course au muséum, j'ai reçu la visite des
pensionnaires de l'Académie de peinture, au nombre desquels
était Girodet. Ils m'ont apporté la palette du jeune
Drouais, et m'ont demandé en échange quelques brosses
dont je me sois servie pour peindre. Je ne puis vous cacher, mon
ami, à quel point j'ai été sensible à
cet hommage si distingué, à cette demande si flatteuse;
j'en garderai toujours une douce et reconnaissante pensée.
Combien je regrette de ne pas retrouver
ici ce jeune Drouais, que la mort vient de nous enlever cruellement!
Je l'avais connu à Paris, il avait même dîné
chez moi avec ses camarades la veille du jour où tous sont
partis pour Rome. Vous n'avez pas oublié sans doute son beau
Marius? pour moi, je le vois encore. La foule se portait chez la
mère du pauvre Drouais pour voir ce tableau, qui était
exposé chez elle. Hélas! la mort ne respecte rien;
n'a-t-elle pas frappé Raphaël avant qu'il eût
trente-huit ans ? n'a-t-elle pas enlevé ce génie au
monde, quand il était dans toute sa force, dans toute son
énergie? car je vous avoue que j'entre en fureur lorsque
je songe qu'on a osé dire, qu'on a osé écrire
que Raphaël était mort par suite d'excès, en
un mot, de libertinage. Quoi ! ce talent si pur, si suave, aurait
été chercher ses inspirations dans les mauvais lieux
! De bonne foi, cela peut-il se croire ? Mais la preuve que rien
n'est plus faux, c'est que nous savons tous que Raphaël était
amoureux, éperduement amoureux de cette belle boulangère
sans laquelle il ne pouvait vivre, à qui il restait fidèle
au point de refuser pour elle les honneurs, les richesses et la
main de la nièce du cardinal Bibiéna; tellement que,
lorsque enfin le pape se laissa fléchir et permit que la
Fornarina rentrât dans Rome, l'émotion de joie qu'il
éprouva, le bonheur de revoir cette femme adorée,
contribuèrent beaucoup à terminer ses jours. Un homme
aussi passionné, aussi constant, pouvait-il rechercher les
voluptés grossières, se rouler dans la fange? Non,
ces choses ne sont pas compatibles; non, Raphaël n'était
pas un libertin; il ne faut que regarder ses têtes de Vierges
pour être sûr du contraire.
Pardonnez-moi cette diatribe, mon
ami : je sors du. Vatican; c'est là surtout que le divin
maître a démontré toute la subtilité
de son art. Les copies que l'on a laites des chefs-d'uvre
de Raphaël sont loin d'en donner une juste idée; il
faut les voir face à face pour admirer le dessin, l'expression,
la composition de chaque sujet: jusques aux draperies, tout y est
parfait J'ai même remarqué que, dans la plus grande
partie de ces belles pages, la couleur avait la vérité
du Titien.
La galerie, les salles, et même
ce corridor du Vatican où j'ai vu dans le fond la belle Cléopâtre
mourante, tout cela est unique dans le monde. Combien ne s'étonne-t-on
pas de la variété des compositions de Raphaël
en voyant cette école d'Athènes, ordonnée avec
tant de sagesse puis l'incendie de Borgo, composé dans un
genre si différent ? Mais ce qui surprend le plus, c'est
que celui qui est mort si jeune ait laissé tant de chefs-d'uvre.
Cela prouve avec évidence que la fécondité
est un attribut inhérent
au génie.
Il est bien malheureux de voir que
tant de belles productions soient altérées, non-seulement
par le temps, mais aussi parce qu'on permet que de jeunes artistes
aillent prendre le trait au calque. Je me rappelle à ce sujet
qu'un ancien directeur de l'Académie disait à ses
élèves : Qu'avez-vous besoin de prendre le trait des
figures de Raphaël ? prenez la nature, morbleu! ce sera la
même chose; allez sur la place del Popolo. »
Je me suis rendue au Colysée
en mémoire de vous. Le côté d'où l'on
peut le croire entier suffit pour faire estimer parfaitement sa
grandeur, et cette ruine est encore une des plus belles choses qu'on
puisse voir; le ton de ses pierres, les effets que la végétation
y a semés partout, en font un monument admirable pour la
peinture. Je ne puis concevoir comment il a pu vous venir l'idée
si hasardeuse de grimper jusqu'au faîte pour l'unique plaisir
d'y planter une croix ? La raison se refuse à le croire.
Je dois vous dire, au reste, que cette croix est restée,
et que votre adresse et votre courage sont devenus historiques,
car on en parle encore à Rome.
J'ai été voir Angelica
Kaufmann, que j'avais un extrême désir de connaître.
Je l'ai trouvée bien intéressante, à part son
talent, par son esprit et ses connaissances. C'est une femme qui
peut avoir cinquante ans, très délicate, sa santé
s'étant altérée par suite du malheur qu'elle
avait eu d'épouser d'abord un aventurier qui l'avait ruinée.
Elle s'est remariée depuis à un architecte qui est
pour elle un homme d'affaires. Elle a causé avec moi beaucoup
et très bien, pendant les deux soirées que j'ai passées
chez elle. Sa conversation est douce; elle a prodigieusement d'instruction,
mais aucun enthousiasme, ce qui, vu mon peu de savoir, ne m'électrisait
pas.
Angelica possède quelques
tableaux des plus grands maîtres, et j'ai vu chez elle plusieurs
de ses ouvrages : ses esquisses m'ont fait plus de plaisir que ses
tableaux, parce qu'elles sont d'une couleur titianesque. J'ai été
dîner hier avec elle chez notre ambassadeur, le cardinal de
Bernis, à qui j'avais fait une visite trois jours après
mon arrivée. Il nous a placées toutes deux à
table à côté de lui. Il avait invité
plusieurs étrangers et une partie du corps diplomatique,
en sorte que nous étions une trentaine à cette tablé,
dont le cardinal a fait les honneurs parfaitement, tout en ne mangeant
lui-même que deux petits plats de légumes. Mais voilà
le plaisant: ce matin on me réveille à sept heures
en m'annonçant la famille du cardinal de Bernis, Je suis
bien saisie, comme vous imaginez! Je me lève, toute essoufflée,
et je fais entrer. Cette famille était cinq grands laquais
en livrée qui venaient me demander la buona mano. On m'expliqua
que c'était pour boire. Je les congédiai en leur donnant
deux écus romains. Vous concevez toutefois mon étonnement,
n'étant pas instruite de cet usage.
Voilà, mon ami, une énorme
lettre; mais j'avais besoin de causer avec vous. Rappelez-moi à
ce qui reste à Paris de mes amis et de mes connaissances.
Comment va notre cher abbé Delille? Parlez-lui de moi, ainsi
qu'à la marquise de Grollier, à Brongniart, à
ma bonne amie madame de Verdun. Hélas : quand vous reverrai-je
tous! Adieu.
Comme je ne pouvais rester dans le
très petit appartement que j'occupais à l'Académie
de France, il me fallut chercher un logement. Je regrettais fort
peu celui que je quittais, attendu qu'il donnait sur une petite
rue dans laquelle les voitures des étrangers remisaient à
toute heure de nuit. Les chevaux, les cochers, faisaient un train
infernal; en outre, il se trouvait une madone au coin de cette rue,
et les Calabrois, dont sans doute elle était la sainte, venaient
chanter et jouer de la musette devant sa niche jusqu'au jour. A
vrai dire, il m'était assez difficile de trouver à
me loger, attendu l'extrême besoin que j'ai de sommeil et
le calme environnant qui m'est absolument nécessaire pour
dormir. J'allai d'abord occuper un logement sur la place d'Espagne,
chez Denis, le peintre de paysage; mais, toutes les nuits, les voitures
ne cessaient point d'aller et de venir sur cette place, où
logeait l'ambassadeur d'Espagne. De plus, une foule de gens des
diverses classes du peuple s'y réunissait, 'quand j'étais
au lit, pour chanter en chur des morceaux que les jeunes filles
et les jeunes garçons
improvisaient d'une. manière charmante, il est vrai, car
la nation italienne semble avoir été créée
pour faire de bonne musique; mais ce concert habituel, qui m'aurait
enchantée le jour, me désolait la nuit. Il m'était
impossible de reposer avant cinq heures du matin. Je quittai donc
la place d'Espagne.
J'allai louer près de là,
dans une rue fort tranquille, une petite maison qui me convenait
parfaitement, où j'avais une charmante chambre à coucher,
toute tendue en vert, avantage dont je me félicitai beaucoup.
J'avais visité toute la maison depuis le haut jusqu'en bas;
j'avais même examiné les cours des maisons voisines
sans rien apercevoir qui pût m'inquiéter. Je pensai
donc ne pouvoir entendre d'autre bruit que le bruit bien léger
d'une petite fontaine placée dans la cour, et dans mon enchantement,
je m'empresse de payer le premier mois d'avance; dix ou douze louis,
je crois. Bien joyeuse, je me couche dans une quiétude parfaite;
à deux heures du matin, voilà que j'entends un bruit
infernal précisément derrière ma tête;
ce bruit était si violent, que la gouvernante de ma fille,
qui couchait deux chambres plus loin que la mienne, en avait été
réveillée. Dès que je suis levée, je
fais venir mon hôtesse pour lui demander la cause de cet horrible
vacarme, et j'apprends que c'est le bruit d'une pompe attachée
à la muraille près de mon lit : les blanchisseuses,
ne pouvant blanchir le linge pendant le jour, attendu l'extrême
chaleur, ne venaient à cette pompe que la nuit. On imagine
si je m'empressai de quitter cette charmante petite maison.
Après avoir beaucoup cherché
inutilement pour m'établir à ma fantaisie, on m'indiqua
un petit palais dans lequel je pouvais louer un appartement; n'ayant
encore rien trouvé qui pût me convenir, je pris le
parti de m'y installer. J'avais là bien plus d'espace qu'il
n'en fallait pour me loger commodément; mais toutes ces pièces
étaient d'une saleté dégoûtante. Enfin,
après en avoir fait nettoyer quelques-unes, je vais m'y établir.
Dès la première nuit je pus juger des agrémens
de cette habitation. Un froid, une humidité effroyables,
m'auraient permis de dormir, qu'une troupe de rats énormes,
qui couraient dans ma chambre, qui rongeaient les boiseries et mes
couleurs, m'en auraient empêchée. Quand je demandai
le lendemain au gardien comment il se faisait que ce petit palais
fut si froid et que les rats y eussent établi leur domicile,
il me répondit que depuis neuf ans on n'avait pu trouver
à le louer : ce que je n'eus point de peine à croire.
Malgré tous ces inconvéniens, cependant, je me vis
forcée d'y rester six semaines.
Enfin, je trouvai une maison qui
paraissait être entièrement à ma convenance.
Je ne la louai néanmoins que sous la condition de l'essayer
pendant une nuit, et à peine m'étais-je mise au lit,
que j'entendis sur ma tête un bruit tout-à-fait insurmontable;
c'était une quantité innombrable de vers qui grugeaient
les solives. Dès que j'eus fait ouvrir les volets, le bruit
cessa; mais il n'en fallut pas moins abandonner cette maison à
mon grand regret, car je ne crois pas qu'il soit possible de déménager
plus souvent que je ne l'ai fait pendant mes différent séjours
dans la ville du Capitole : aussi suis-je restée convaincue
que la chose la plus difficile à faire dans Rome, c'est de
s'y loger.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835