Bernini
L'extase de sainte Thérèse - 1652
Chapelle Cornaro, Santa Maria Della Vittoria, Rome
CHAPITRE III
Portraits que je fais en arrivant à Rome. Les palais. Les églises. La Semaine-Sainte. Le jour de Pâques. La bénédiction du Pape. La Girande. Le Carnaval. Madame Benli. Crescentini. Marchesi. Sa dernière représentation à Rome.
Aussitôt après mon arrivée à Rome, je
fis mon portrait pour la galerie de Florence. Je me peignis la palette
à la main, devant une toile sur laquelle je trace la reine
avec du crayon blanc. Puis, je peignis miss Pitt, la fille de lord
Camelfort. Elle avait seize ans, était fort jolie: aussi
la représentai-je en Hébé, sur des nuages,
tenant à la main une coupe, dans laquelle un aigle venait
boire. J'ai peint cet aigle d'après nature, et j'ai pensé
être dévorée par lui. Il appartenait au cardinal
de Bernis. Le maudit animal, qui avait l'habitude d'être toujours
en plein air, enchaîné dans la cour, était si
furieux de se trouver dans ma chambre, qu'il voulait fondre sur
moi, et j'avoue qu'il me fit grand peur.
Je fis dans le même temps le
portrait d'une Polonaise, la comtesse Potoska. Elle vint chez moi
avec son mari, et dès qu'il nous eut quittées, elle
me dit d'un grand sang-froid : C'est mon troisième
mari; mais je crois que je vais reprendre le premier, qui me convient
mieux, quoiqu'il soit ivrogne. J'ai peint cette Polonaise d'une
manière très pittoresque : elle est appuyée
sur un rocher couvert de mousse, et près d'elle s'échappent
des cascades.
Je peignis ensuite mademoiselle Roland,
alors la maîtresse de lord Welesley, qui a peu tardé
à l'épouser. Puis, je fis mon portrait pour ma réception
à l'Académie de Rome; une copie de celui que je destinais
à Florence, que vint me demander lord Bristol; le portrait
de lord Bristol lui-même jusqu'aux genoux, et celui de madame
Silva, jeune Portugaise que j'ai retrouvée depuis à
Naples, et dont je parlerai plus tard. En tout, j'ai prodigieusement
travaillé à Rome pendant les trois ans que j'ai passés
en Italie. Non seulement je trouvais une grande jouissance à
m'occuper de peinture, entourée comme je l'étais de
tant de chefs-d'uvre; mais il fallait aussi me refaire une
fortune, car je ne possédais pas cent francs de rente. Heureusement
je n'eus qu'à choisir, parmi les plus grands personnages,
les portraits qu'il me plaisait de faire.
La satisfaction d'habiter Rome pouvait
seule me consoler un peu du chagrin d'avoir quitté mon pays,
ma famille, et tant d'ami que je chérissais. L'intérêt
qu'inspirent les beaux lieux est si vif pour tout le monde et si
profitable à un artiste, qu'il suffit pour répandre
quelque douceur sur la vie. Combien de fois, voulant me distraire
de pensées trop pénibles, j'ai été au
soleil couchant revoir ce Colysée, dont l'imagination ne
saurait agrandir l'espace! Il est impossible, quand on est là,
de songer à autre chose qu'à ces effets si beaux,
si divers! Les arcades, éclairées d'un ton jaune rougeâtre,
se détachent sur ce ciel d'outre-mer que l'on ne voit nulle
part aussi foncé qu'en Italie. L'intérieur ruiné
de ce grand théâtre, qui est maintenant rempli de verdure,
d'arbustes en fleur, et de lière qui court çà
et là, ne doit encore sa conservation actuelle qu'à
une douzaine de petites chapelles portant une croix, placées
symétriquement au milieu de l'enceinte. C'est là que
des confréries viennent faire des stations, et d'autres entendre
prêcher un capucin. Ainsi, ce qui fut jadis l'arène
des gladiateurs et des bêtes féroces, est devenu un
lien consacré à notre culte. Quelles réflexions
ne font point naître de semblables métamorphoses! Mais
dans Rome, peut-on faire un pas sans rêver à l'instabilité
des choses humaines; soit que l'on foule aux pieds ces marbres,
ces débris de colonnes, ces fragmens de bas-reliefs qui faisaient
l'ornement des temples, des palais, et qui, malgré leur vétusté,
conservent encore le style et le faire délicat des
Grecs; soit qu'on entre dans les églises et qu'on y trouve
ces baignoires de marbre précieux, qui peut-être ont
servi à Périclès ou à Lays, transformées
en tabernacles ? le maître-autel de Sainte-Marie-Majeure est
une urne antique de porphyre; les colonnes de la plupart dés
églises-sont celles des anciens temples,. Tout offre un mélange
de sacré et de profane; et ces superbes restes d'un temps
qui n'est plus ajoutent prodigieusement à la magnificence
des cérémonies religieuses, qui d'ailleurs ont conservé
toute la pompe de l'ancienne Rome.
Mon travail ne me privait point du
plaisir journalier de parcourir Rome et ses environs. J'allais toujours
seule visiter les palais qui renfermaient des collections de tableaux
et de statues, afin de n'être point distraite de ma jouissance
par des entretiens ou des questions souvent insipides. Tous ces
palais sont ouverts aux étrangers, qui doivent beaucoup de
reconnaissance aux grands seigneurs romains d'une telle obligeance.
Je me suis décidée
à ne donner ici qu'un très léger aperçu
de ces magnifiques habitations et des beautés qu'elles renferment,
d'abord parce qu'il existe une multitude d'ouvrages qui les décrivent
en détail, ensuite parce que tant d'années se sont
écoulées depuis mon voyage à Rome, que beaucoup
de chefs-d'uvre ont changé de place. J'apprends sans
cesse aujourd'hui, par des gens arrivant d'Italie, que telle statue
ou tel tableau n'est plus où je l'avais vu, et je ne veux
point induire en erreur les amis des arts.
Le palais Justinien renfermait alors
une immense quantité de chefs-d'uvre qui depuis ont
tous été vendus. J'y admirai l'Ombre de Samuel, un
des plus beaux tableaux de Gérard de la Note; c'est un effet
de nuit du genre habituel de ce maître; plusieurs statues
antiques, entre autres la fameuse Minerve devant laquelle on a long-temps
brûlé l'encens, ce qu'on reconnaît en voyant
le bas de cette statue très enfumé.
Le palais Farnèse, Doria,
Barbarini, étaient pleins aussi d'objets d'art qu'on ne se
lassait pas d'aller revoir. Dans le dernier, qui est situé
sur le Mont-Quirinal et dont la cour renfermait alors un obélisque
égyptien, la voûte du grand salon est peinte par Pierre
de Cortone; dans d'autres salles, on trouvait la Mort de Germanicus,
du Poussin, une Magdeleine, et un Enfant endormi de Guide, et plusieurs
beaux portraits de ce peintre. En sculpture, un magnifique buste
d'Adrien, le Faune qui dort, et beaucoup d'autres statues et bas-reliefs
antiques.
Le palais Colona est cité
comme le plus beau de Rome; toutefois, il est loin d'offrir le même
intérêt que le palais Borghèse. Celui-ci est
si riche eu tableaux des grands maîtres et en statues, qu'il
peut, ainsi que la villa du même nom, passer pour un musée
royal. C'est là que j'ai vu les plus beaux tableaux de Claude
Lorrain.
Si l'on s'en croyait, on passerait
sa vie à Rome dans les palais dont je parle et dans les églises.
Les églises renferment des trésors en peinture, en
mausolés admirables. En ce genre, les richesses qui ornent
Saint-Pierre sont assez connues; pourtant je veux dire un mot du
mausolée de Ganganelli par Canova, qui est une bien belle
chose. C'est à San Pietro invincoli que se trouve
celui de Jules II par Michel-Ange. A Saint-Laurent hors des murs,
on voit des tombeaux antiques: l'un d'eux représente un mariage,
et l'autre une vendange. L'église de Saint-Jean-de-Latran,
qui est ornée de colonnes, renferme aussi plusieurs tombeaux
du même genre, dont l'un est en porphyre et d'une immense
dimension; le cloître, qui joint la sacristie, est rempli
d'inscriptions antiques écrites en diverses langues. C'est
à Saint-Jean-de-Latran que le peuple monte à genoux
les vingt-huit degrés qui précèdent le portail.
La plus belle des églises
sous le rapport d'architecture est celle de Saint-Paul hors des
murs, dont l'intérieur, de chaque côté, est
orné de colonnes. On ne peut douter que Saint-Paul n'ait
été un temple, et c'est dans ce style que j'aurais
désiré Saint-Pierre.
A Saint-André-de-la-Valle,
la coupole et les quatre évangélistes sont peints
par le Dominiquin. C'est à la Trinité-du-Mont, que
se trouve la célèbre Descente de Croix de Daniel de
Volterra. Ce tableau, aussi admirable par la composition que par
l'expression, est un des chefs-d'uvre les plus remarquables
de Rome. Je l'ai vu bien dégradé; mais on m'assure
qu'aujourd'hui il est parfaitement restauré. Je ne sais s'il
faut dire que l'on voit dans l'église de la Victoire de Sainte-Marie,
la fameuse Sainte-Thérèse, du Bernin, dont l'expression
scandaleuse ne peut se décrire; mais c'est à San Pietro
in Montorio qu'on pouvait admirer alors la Transfiguration de Raphaël.
On ne peut avoir une idée
de l'effet imposant et grandiose que produit la religion catholique,
quand on n'a point vu Rome pendant le carême. La semaine sainte
commence au dimanche des Rameaux, et se passe en cérémonies
religieuses dont la pompe est vraiment admirable.
Le mercredi, je me portai avec la
foule à la chapelle de Monte-Cavalo où se chante le
Stabat Mater de Pergolèze, musique qu'on peut appeler
céleste.
Le jeudi j'assistai à la messe
qui se dit à Saint-Pierre avec la plus grande magnificence.
Les cardinaux, revêtus de riches chasubles et tenant un cierge
à la main, se rendent dans la chapelle Pauline, qui est éclairée
par mille cierges. Un grand nombre de soldats, qui portent des cuirasses
et des casques de fer, suivent le cortège, et le coup d'il
de cette procession est superbe.
Le matin du vendredi-saint, j'allai
à la chapelle Sixtine, entendre le fameux Miserere
d'Allégri, chanté par des soprani sans aucun instrument.
C'était vraiment la musique des anges. Le soir, je me rendis
à Saint-Pierre, les cent lampes de l'autel étaient
éteintes. L'église ne se trouve plus éclairée
que par une croix illuminée, prodigieusement brillante. Cette
croix a pour le moins vingt pieds de hauteur, et vous paraît
être suspendue d'une manière magique. Nous vîmes
entrer le pape, qui s'agenouilla; il était suivi de tous
les cardinaux qui l'imitèrent; mais ce qui, je l'avoue, me
surprit et me scandalisa même, ce fut de voir, pendant la
prière du saint Père, une quantité d'étranger
se promener dans l'église avec la même liberté
que s'ils étaient dans le jardin du Palais-Royal.
Le jour de Pâques, j'eus soin
de me trouver sur la place de Saint-Pierre, pour voir le pape donner
la bénédiction. Rien n'est plus solennel. Cette place
immense est couverte dès le grand matin par des groupes de
paysans et d'habitans de la ville voisine, tous en costumes différens,
de couleurs fortes est variées; on y voit un grand nombre
de pèlerins. Et pas un de ces groupes ne se divise. Les galeries
de chaque côté de l'église étaient remplies
de Romains et d'étrangers, puis en avant, se trouvaient placées
les troupes du pape et les troupes suisses, enseignes et drapeaux
déployés. Le plus religieux silence régnait
partout. Ce peuple était aussi immobile que le superbe obélisque
de granit oriental qui orne la place; on n'entendait que le bruit
de l'eau tombant des deux belles fontaines, se perdre doucement
dans l'immensité de la place.
A dix heures le pape arriva, tout
habillé de blanc, et la tiare sur la tête. Il se plaça
dans la tribune du milieu en dehors de l'église, sur un magnifique
trône cramoisi très élevé. Tous les cardinaux,
vêtus de leur beau costume, l'entouraient. Il faut dire que
le pape Pie VI était superbe. Son visage coloré n'offrait
aucune trace des fatigues de l'âge. Ses mains étaient
très blanches et potelées. Il s'agenouilla pour lire
sa prière; après quoi, se levant, il donna trois bénédictions
en prononçant ces mots : urbi et orbi ( à la
ville et au monde). Alors comme frappés par un coup d'électricité,
le peuple, les étrangers, les troupes, tout se prosterna,
tandis que le canon retentissait de toute part; ce qui ajoute encore
à la majesté de cette scène, dont il est, je
crois, impossible de ne ne pas se sentir attendri.
La bénédiction donnée,
les cardinaux jettent de la tribune une grande quantité de
papiers, que l'on m'a dit porter des indulgences. C'est à
ce moment seulement que les groupes dont j'ai parlé se rompent,
se confondent; qu'un millier de bras s'élèvent pour
saisir un de ces papiers. Le mouvement, l'ardeur de cette foule
qui s'élance et se presse, est au-dessus de toute description.
Lorsque le pape se retire, la musique des régimens joue des
fanfares, et les troupes défilent ensuite au son des tambours.
Le soir, le dôme de Saint-Pierre
est illuminé, d'abord en verres de couleur, puis subitement
en lumières blanches du plus grand éclat. On ne peut
concevoir comment ce changement s'opère avec tant de rapidité;
mais c'est un spectacle aussi beau qu'extraordinaire. Le soir aussi
on tire un très beau feu d'artifice au-dessus du château
Saint-Ange. Des milliers de bombes et de ballons enflammés
sont lancés dans l'air; la girandole qui termine est ce qu'on
peut voir de plus magnifique en ce genre, et le reflet de ce beau
feu dans le Tibre en double l'effet.
A Rome, où tout est resté
grandiose, on n'illumine point, avec de misérables lampions.
On place devant chaque palais d'énormes candélabres
d'où sortent de grands feux dont les flammes s'élèvent
et rendent, pour ainsi dire, le jour à toute la ville. Ce
luxe de lumière frappe d'autant plus un étranger,
que les rues de Rome habituellement ne sont éclairées
que par les lampes qui brûlent devant les madones.
La foule des étrangers est
attirée à Rome bien plus pour la semaine-sainte, que
pour le carnaval, qui ne m'a pas semblé fort remarquable.
Les masques s'établissent sur des gradins, déguisés
en arlequin, en polichinelle, etc., ainsi que nous les voyons à
Paris sur les boulevarts, si ce n'est qu'à Rome ils ne bougent
point. Je n'ai vu qu'un seul jeune homme qui courait les rues, costumé
à la française. Il contrefaisait à s'y méprendre
un élégant très maniéré que nous
avons tous reconnu.
Les voitures, les chars vont et reviennent
remplis de personnes costumées richement. Les chevaux sont
parés de plumes, de rubans, de grelots, et la livrée
porte des habits de scaramouche ou d'arlequin; mais tout cela se
passe le plus tranquillement du monde. Enfin, vers le soir, quelques
coups de canon annoncent les courses de chevaux, qui animent le
reste du jour.
Une de mes jouissances, des que je
fus arrivée à Rome, fut celle d'entendre de la musique,
et certes, les occasions ne manquaient pas. La célèbre
Banti s'y trouva pendant mon séjour. Quoiqu'elle eût
chanté plusieurs fois à Paris, je ne l'avais jamais
entendue, et j'eus cette jouissance à un concert qui se donna
dans une galerie immense. Je ne sais pourquoi je m'étais
figuré qu'elle avait une taille prodigieusement grande. Elle
était au contraire très petite et fort laide, ayant
une telle quantité de cheveux, que son chignon ressemblait
à une crinière de cheval. Mais quelle voix! il n'en
a jamais existé de pareille pour la force et l'étendue;
la salle, toute grande qu'elle était, ne pouvait la contenir.
Le style de son chant, je me le rappelle, était absolument
le même que celui du fameux Pachiarotti, dont madame Grassini
a été l'élève.
Cette admirable cantatrice était
conformée d'une manière très particulière
: elle avait la poitrine élevée et construite tout-à-fait
comme un soufflet; c'est ce qu'elle nous fit voir après le
concert, lorsque quelques dames et moi furent passées avec
elle dans un cabinet; et je pensai que cette étrange organisation
pouvait expliquer la force et l'agilité de sa voix. Très
peu de temps après mon arrivée, j'allai avec Angelica
Kaufmann voir l'opéra de César, dans lequel
Crescentini débutait. Son chant et sa voix à cette
époque avaient la même perfection : il jouait un rôle
de femme, et il était affublé d'un grand panier comme
on en portait à la cour de Versailles, ce qui nous fit beaucoup
rire. Il faut ajouter qu'alors Crescentini avait toute la fraîcheur
de la jeunesse et qu'il jouait avec une grande expression. Enfin,
pour tout dire, il succédait à Marchesi, dont toutes
les Romaines étaient folles, au point qu'à la dernière
représentation qu'il donna, elles lui parlaient tout haut
de leurs regrets; plusieurs même pleuraient amèrement,
ce qui, pour bien du monde, devint un second spectacle.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835