Buste de la Princesse Joseph de Monaco
François Martin.
CHAPITRE IV
La place Saint-Pierre.— Les poignards.— La princesse Joseph de Monaco.— La duchesse de Fleury; son mot à Bonaparte.— Bontés de Louis XVI pour moi.— L'abbé Maury — Usage qui m'empêche de faire le portrait du pape.— Les Cascatelles et Tasculum.— La villa Conti, la villa Adriana.— Monte Mario.— Genesano.— Némi.— Son lac.— Aventure.
Il n'existe pas une ville au monde dans laquelle on puisse passer le temps aussi délicieusement qu'à Rome, y fût-on privé de toutes les ressources qu'offre la société. La promenade seule dans ces murs est une jouissance; car on ne se lasse point de revoir ce Colysée, ce Capitole, ce Panthéon, cette place Saint-Pierre avec sa colonnade, sa superbe pyramide, ses belles fontaines que le soleil éclaire d'une manière si magnifique, que souvent l'arc-en-ciel se joue sur celle qui est à droite en entrant. Cette place est d'un effet surprenant au coucher du soleil et au clair de lune; que ce fût ou non mon chemin, je me plaisais alors à la traverser.
Ce qui m'a beaucoup étonnée à Rome, c'est de trouver le dimanche matin au Colysée une quantité de femmes des plus basses classes extraordinairement parées, couvertes de bijoux, et portant aux oreilles d'énormes girandoles en diamans faux. C'est aussi dans cette toilette qu'elles se rendent à l'église, suivies d'un domestique, qui, très souvent, n'est autre que leur mari ou leur amant, dont l'état est presque toujours celui de valet de place. Ces femmes ne font rien dans leur ménage; leur paresse est telle, qu'elles vivent misérables et deviennent pour la plupart des femmes publiques. On les voit à leurs fenêtres dans les rues de Rome, coiffées avec des fleurs, des plumes, fardées de rouge et de blanc; le haut de leur corsage, que l'on aperçoit, annonce une fort grande parure; en sorte qu'un amateur novice, qui veut faire connaissance avec elles, est tout surpris, quand il entre dans leurs chambres, de les trouver seulement vêtues d'un jupon sale. Les plaisantes Romaines dont je parle n'en jouent pas moins les grandes dames, et quand le temps de se rendre aux villa arrive, elles ferment avec soin leurs volets, pour faire croire qu'elles sont aussi parties pour la campagne.
On m'a assuré que toutes les femmes à Rome avaient sur elles un poignard; je ne crois cependant pas que les grandes dames en portent; mais il est certain que la femme de Denis le peintre en paysage, chez qui j'ai logé, et qui était Romaine, m'a fait voir celui qu'elle portait constamment. Quant aux hommes du peuple, ils ne marchent jamais sans en être munis, ce qui amène souvent des accidens bien graves. Trois jours après mon arrivée, par exemple, j'entendis le soir, dans la rue, des cris suivis d'un grand tumulte. J'envoyai savoir ce qui se passait, et l'on revint me dire qu'un homme venait d'en tuer un autre avec son poignard. Comme ces manières d'agir m'effrayaient beaucoup pour les étrangers, on m'assura que les étrangers n'avaient rien à craindre, qu'il ne s'agissait jamais que de vengeance entre compatriotes. Dans le cas dont il est question notamment, il y avait dix ans que l'assassin et l'homme assassiné s'étaient pris de querelle: le premier venait de reconnaître son adversaire, et l'avait frappé de son poignard; ce qui prouve combien de temps un Italien peut conserver sa rancune.
À coup sûr, les moeurs de la classe élevée sont plus douces, car la haute société est à peu près la même dans toute l'Europe. Toutefois, j'en serais assez mauvais juge; car à l'exception des rapports relatifs à mon art, et des invitations qui m'étaient adressées pour des réunions nombreuses, j'ai eu peu de moyens de connaître les grandes dames romaines. Il m'est arrivé ce qui arrive naturellement à tout exilé, c'est de rechercher à Rome, pour société intime, celle de mes compatriotes. Pendant les années 1789 et 1790, cette ville était pleine d'émigrés français que je connaissais pour la plupart, ou avec lesquels je fis bientôt connaissance. Au nombre de ces voyageurs, qui plus tôt ou plus tard venaient de quitter la France, je citerai le duc et la duchesse de Fitz-James avec leur fils, que nous voyons jouir aujourd'hui d'une si belle célébrité, la famille des Polignac; je m'abstins néanmoins de fréquenter ceux-ci, dans la crainte d'exciter la calomnie; car on n'aurait pas manqué de dire que je complotais avec eux, et je crus devoir éviter cela en considération des parens et des amis que j'avais laissés en France. Nous vîmes arriver aussi la princesse Joseph Monaco, la duchesse de Fleury, et une foule d'autres personnes marquantes.
La princesse Joseph avait une charmante figure, beaucoup de douceur et d'amabilité. Pour son malheur, hélas! elle ne resta pas à Rome. Elle voulut retourner à Paris afin d'y soigner le peu de fortune qui restait à ses enfans, et s'y trouva à l'époque de la terreur. Arrêtée, condamnée à mort, on lui conseilla vainement de se dire grosse; son mari n'étant plus en France, elle n'y consentit pas et fut conduite à l'échafaud.
Ce qui désespère, quand on pense à cette aimable femme, c'est que le 9 thermidor approchait et qu'il ne lui fallait que gagner fort peu de temps.
Celle que je distinguai bientôt parmi toutes les dames françaises qui se trouvaient à Rome, était la charmante duchesse de Fleury, très jeune alors; la nature semblait s'être plu à la combler de tous ses dons. Son visage était enchanteur, son regard brûlant, sa taille celle qu'on donne à Vénus, et son esprit supérieur. Nous nous sentîmes entraînées à nous rechercher mutuellement; elle aimait les arts, et se passionnait comme moi pour les beautés de la nature; enfin je trouvai en elle une compagne telle que je l'avais souvent désirée.
Nous allions habituellement ensemble passer nos soirées chez le prince Camille de Rohan, qui était alors ambassadeur de Malte et grand commandeur de l'ordre; tous les soirs il réunissait chez lui les étrangers les plus distingués; la conversation était très animée et très intéressante; chacun y parlait de ce qu'il avait vu dans la journée, et le goût, l'esprit de la duchesse de Fleury brillait par-dessus tout.
Cette femme si séduisante me semblait dès lors exposée aux dangers qui menacent tous les êtres doués d'une imagination vive et d'une ame ardente; elle était tellement susceptible de se passionner qu'en songeant combien elle était jeune, combien elle était belle, je tremblais pour le repos de sa vie; je la voyais souvent écrire au duc de Lauzun, qui était bel homme, plein d'esprit et très aimable, mais d'une grande immoralité, et je craignais pour elle cette liaison, quoique je puisse penser qu'elle était fort innocente. Le duc de Lauzun était resté en France; j'ignore s'il a pris une part active à la révolution; ce qui est certain, c'est qu'il a été guillotiné.
Quant à la duchesse de Fleury, elle est revenue à Paris avant moi. Les passions y étaient encore débordées. Tout en arrivant, elle fit divorce avec son mari, puis étant devenue très amoureuse de M. de Montrond, homme à bonne fortune, jeune encore, et très spirituel, elle l'épousa. Tous deux quittèrent le monde pour aller jouir de leur bonheur dans la solitude, mais, hélas! la solitude tua l'amour et ils ne revinrent à Paris que pour divorcer. La dernière passion qu'elle prit s'alluma pour un frère de Garat, qui, m'a-t-on dit, la traitait cruellement; enfin elle ne retrouva la paix et du bonheur qu'à la restauration qui lui ramena son père, le comte de Coigny, dans les bras duquel elle alla se jeter pour le soigner jusqu'à sa mort; avant la rentrée des Bourbons, étant allée voir un jour l'empereur Bonaparte, celui-ci lui dit brusquement :
— Aimez-vous toujours les hommes? — Oui, sire, quand ils sont polis, répondit-elle.
L'arrivée à Rome de tant de personnes qui apportaient des nouvelles de la France me faisait éprouver chaque jour des émotions, souvent bien tristes, et quelquefois bien douces: on me raconta, par exemple, que peu de temps après mon départ, comme on suppliait le roi de se faire peindre, il avait répondu: «Non, j'attendrai le retour de madame Lebrun, pour qu'elle fasse mon portrait en pendant à celui de la reine. Je veux qu'elle me peigne en pied, donnant l'ordre à M. de La Pérouse d'aller faire le tour du monde.»
Rien ne m'est plus doux que de me rappeler combien Louis XVI m'a toujours témoigné de bonté, au point que je me suis beaucoup reproché d'avoir oublié de dire, dans mon premier volume, qu'à l'époque où je fis le grand portrait de la reine avec ses enfans, M. d'Angevilliers vint chez moi et me dit que le roi voulait me donner le cordon de Saint-Michel, qui ne s'accordait alors qu'aux artistes et aux gens de lettres de premier ordre; comme dans ce temps aussi les plus odieuses calomnies s'attachaient à ma personne, je craignis qu'une aussi haute distinction ne portât à son comble l'envie que j'excitais déjà, et, toute pénétrée que j'étais de reconnaissance, je n'en priai pas moins M. d'Angevilliers de faire ses efforts pour que le roi perdît l'idée de m'accorder cette faveur.
Je retrouvai à Rome un de mes meilleurs et de mes anciens amis, M. Dagincour, qui, lorsqu'il habitait Paris, me prêtait les beaux dessins qu'il possédait pour les copier. M. Dagincour était un grand enthousiaste des arts et surtout de la peinture; j'étais fort jeune quand il quitta la France; il me dit en partant: «Je ne vous reverrai que dans trois ans,» et il s'en était écoulé quatorze depuis lors, sans qu'il pût se décider à quitter Rome, ne pouvant plus imaginer que l'on pût vivre autre part. Aussi a-t-il fini ses jours dans cette ville, regretté de tous ceux qui l'avaient connu.
C'est aussi, je crois, pendant mon premier séjour à Rome, que je revis l'abbé Maury, qui n'était pas encore cardinal; il vint chez moi pour me dire que le pape voulait que je fisse son portrait; je le désirais infiniment; mais il fallait que je fusse voilée pour peindre le Saint-Père et la crainte de ne pouvoir ainsi rien faire dont je fusse contente, m'obligea à refuser cet honneur. J'en eus bien du regret, car Pie VI était encore un des plus beaux hommes qu'on pût voir.
J'étais arrivée à Rome, où il pleut si rarement, précisément à l'époque des pluies d'automne, qui sont de vrais déluges. Il me fallut attendre le beau temps pour visiter les environs. M. Ménageot alors me mena à Tivoli avec ma fille et Denis le peintre; ce fut une charmante partie. Nous allâmes d'abord voir les cascatelles, dont je fus si enchantée que ces messieurs ne pouvaient m'en arracher. Je les crayonnai aussitôt avec du pastel, désirant colorer l'arc-en-ciel qui ornait ces belles chutes d'eaux. La montagne qui s'élève à gauche, couverte d'oliviers, complète le charme du point de vue.
Quand nous eûmes enfin quitté les cascades, Ménageot nous fit monter par un mauvais petit sentier à pic jusqu'au temple de la Sibylle, où nous dînâmes de bon appétit; puis après, j'allai me coucher sur le soubassement des colonnes du temple pour y faire la sieste. De là, j'entendais le bruit des cascades, qui me berçait délicieusement; car celui-là n'a rien d'aigre comme tant d'autres que je déteste. Sans parler du terrible bruit du tonnerre, il y en a d'insupportables, pour moi, dont je pourrais tracer la forme d'après l'impression que j'en reçois: je connais des bruits ronds, des bruits pointus; de même, il en est qui m'ont toujours été agréables: celui des vagues de la mer, par exemple, est moelleux et porte à une douce rêverie; enfin je serais capable, je crois, d'écrire un traité sur les bruits, tant j'y ai, toute ma vie, attaché d'importance. Mais je reviens à Tivoli. Nous couchâmes à l'auberge, et de grand matin nous retournâmes aux cascatelles, où je finis mon esquisse. Ensuite nous allâmes voir la grotte de Neptune, du haut de laquelle tombe une énorme quantité d'eau, qui, après avoir bouillonné en cascades sur de grosses pierres noires, va former une large nappe blanche et limpide. De là, nous entrâmes dans ce qu'on appelle l'antre de Neptune, qui n'est autre chose qu'un amas de rochers couverts de mousse, sur lesquels tombent des cascades qui rendent cette caverne très pittoresque. Près de là, nous trouvâmes une nouvelle cascade que l'on aperçoit sous l'arche d'un pont: je la dessinai aussi; car tous les artistes ont dû sentir comme moi qu'il est impossible de marcher autour de Rome sans éprouver le besoin de prendre ses crayons; je n'ai jamais pu faire un petit voyage, pas même une promenade, sans rapporter quelques croquis. Toute place m'était bonne pour me poser, tout papier me convenait pour faire mon dessin. Je me souviens, par exemple, que, pendant mon séjour à Rome, je reçus une lettre de M. de la Borde, qui renfermait fermait une lettre de change de dix-huit mille francs sur son banquier à Rome, en paiement de deux tableaux que je lui avais vendus avant de quitter la France(1). N'ayant point alors besoin d'argent, je remis à me faire payer plus tard de cette somme (en quoi l'on va voir que j'eus fort grand tort): me trouvant un soir sur la terrasse de la Trinité-du-Mont, je suis frappée de la beauté du soleil couchant; et comme je n'avais point d'autre papier sur moi que la lettre de M. de la Borde, chargée d'écriture, je prends la lettre de change qu'elle contenait et je trace derrière ce coucher du soleil. Trois ans après, comme je songeais à rentrer en France, ce que je ne fis pourtant pas alors, je touchai chez un banquier de Turin dix mille francs à compte, qui même ne m'en valurent que huit mille, tant le change sur Paris était mauvais à cette époque. Par suite, quand je fus de retour en France, M. Alexandre de la Borde ne voulant ou ne pouvant pas acquitter les huit mille francs qui restaient à payer, nous rompîmes le marché, il me rendit mes tableaux, et je lui remis la lettre de change avec mon coucher du soleil derrière.
M. Ménageot, qui nous faisait les honneurs de Rome, nous conduisit à la villa Aldobrandini, dont le parc est très beau et les jets d'eau superbes. Du cazin, qui est fort élevé, on découvre une vue magnifique: d'un côté on aperçoit les anciens aqueducs qui traversent la campagne de Rome; de l'autre la mer et la belle ligne des Apennins et plus bas, Tusculum. Nous allâmes visiter cette ville détruite, qui était située sur une montagne. C'est un triste spectacle que l'amas de pierres formé par ces maisons, par ces murailles renversées sans forme, çà et là, sur terre. Il n'est resté debout que l'enceinte où Ciceron tenait son école. Le coeur se serre à la vue de ces grands désastres, qui font naître de si tristes pensées.
En quittant Tusculum, nous allâmes à Monte-Cavi. Nous trouvâmes à droite de cette montagne une forêt qu'il faut gravir pour aller voir les restes informes d'un temple de Jupiter. Ce temple a, dit-on, été bâti par Tarquin-le-Superbe.
Nous allâmes aussi visiter la villa Conti, où j'ai vu les plus beaux arbres de toutes les espèces; puis, la villa Palavicina, dont le cazin est superbe et les appartemens très beaux. Nous trouvâmes à peu de distance une chapelle dans laquelle étant entrés, nous vîmes une sainte Victoire très bien habillée et couchée sur une châsse. Comme un rideau la couvrait, le petit garçon qui nous conduisait, en le tirant, fit remuer la sainte; je crus que ma fille en mourrait de frayeur. Enfin nous terminâmes cette tournée par une course à la villa Bracciano que je trouvai très belle.
Le souvenir qui me reste de toutes ces superbes villas, néanmoins, est loin de m'intéresser autant que celui de cette grande ruine qu'on appelle la villa Adriana. Malgré les énormes débris qui couvrent le terrain sur lequel était bâti ce vaste palais antique, on peut encore juger de sa beauté. Il avait trois milles de longueur; ses murs seuls attestent son ancienne magnificence, et l'on prend une idée des merveilles qu'on a pu en tirer, en voyant cette quantité de statues antiques qui ornent aujourd'hui la villa d'Este, le Capitole et plusieurs palais de Rome. «Adrien, dit M. de Lalande dans son Voyage d'Italie, avait imité dans son palais tout ce que l'antiquité avait eu de plus célèbre. On y trouvait un lycée, une académie, le portique, le temple de Thessalie, la piscine d'Athènes, etc., etc. On y avait construit un double portique très long et très élevé, qui garantissait du soleil à toutes les heures du jour. Vingt-cinq niches, pratiquées dans les murs de la bibliothèque, avaient sans doute contenu des statues.»
On reconnaît dans ces ruines fameuses l'excellente distribution des appartemens, qui sont extrêmement vastes. Les décorations extérieures et intérieures feront toujours l'admiration des architectes, autant par leur style que par leur exécution. Nous sommes bien loin, hélas! de cette élégance et de ce grandiose.
J'avais peine à quitter ce lieu de splendeur et de destruction. Ah! combien ce qui reste fait rêver! Combien le temps fait nos plus grandes choses petites! Depuis que le monde existe, les merveilles du ciel sont les seules qui n'aient point changé. Ayons donc de l'orgueil, quand chaque pas que l'on fait dans les environs de Rome nous révèle l'instabilité des choses humaines; car on peut dire que là on foule aux pieds les chefs-d'œuvre. Je me rappelle qu'un jour, me promenant fort près de la ville avec la duchesse de Fleury, nous entrâmes dans une villa dont le jardin était presque en friche et qui nous paraissait désert. En entrant dans une allée où l'herbe poussait, nous aperçûmes de loin plusieurs débris de vases et de statues mutilées. Ayant poussé plus loin, nous trouvâmes quelques ouvriers qui démolissaient une petite maison dans laquelle ils avaient déjà trouvé ces restes d'antiquités, qu'ils brisaient en les jetant çà et là sans aucune précaution; madame de Fleury et moi, furieuses contre le propriétaire qui n'avait pas songé à faire surveiller ses manœuvres, nous étions décidées à l'aller trouver pour arrêter ce massacre; mais on nous dit que la personne à qui appartenait le jardin était en voyage, et il nous fut impossible de savoir à qui nous pouvions nous adresser pour obtenir que l'on fit avec soin des fouilles aussi intéressantes.
Un lieu que j'avais pris en grande affection, c'était la hauteur du Monte-Mario, sur laquelle est située la villa Mellini. On m'a dit qu'en creusant le chemin qui y conduit, on avait trouvé des coquilles d'huîtres et une roue semblable à celles que l'on fait aujourd'hui. On voit encore sur ces chemins d'énormes troncs d'arbres coupés; ces arbres ont été ceux de la forêt sacrée qui conduisait au temple antique, à la place même où se trouve maintenant le cazin, qui est abandonné. Arrivée sur les côtes du mont, j'aperçus la belle ligne des Apennins; cette vue est si magnifique, cet air est si bon, je me trouvais si bien là, qu'après y être venue d'abord avec M. Ménageot, j'y retournai plusieurs fois toute seule; et pour que je pusse y rester plus long-temps, mon domestique, qui me suivait, portait mon dîner dans un panier. Ce dîner était un poulet; mais comme il y avait une espèce de ferme sur le plateau, j'y faisais demander des oeufs frais. Je ne puis dire la jouissance que j'éprouvais à contempler ces lignes des Apennins jusqu'à l'heure où le soleil couchant les colorait des tons de l'arc-en ciel! Cette voûte céleste d'un bleu d'azur, cet air si pur, cette complète solitude, tout m'élevait l'âme; j'adressais au ciel une prière pour la France, pour mes amis, et Dieu sait quel mépris j'éprouvais alors pour les petitesses du monde; car, ainsi que l'a dit le poète Lebrun:
« L'ame prend la hauteur des cieux qui l'environnent. »
M. Ménageot m'avait recommandé de ne jamais aller seule dans les chemins escarpés et solitaires, en sorte que mon domestique me suivait toujours; mais je voulais que ce fût de loin, d'autant plus qu'il avait des souliers qui faisaient un bruit insupportable. Pour cette raison, je lui dis un jour: «Germain, éloignez-vous, je vous prie, vous m'empêchez de penser.» En sorte que, si j'allais me promener, le pauvre homme, qui n'avait rien de mieux à faire, s'amusait à guetter toutes les personnes qui voulaient s'approcher de moi, et les accostait pour leur dire: «N'allez pas près de madame, cela l'empêche de penser,» ce que plusieurs gens de mes connaissances me répétaient le soir.
Lorsque les chaleurs devinrent insupportables à Rome, je fis plusieurs excursions aux environs, désirant trouver une maison dans laquelle je pusse me loger avec la duchesse de Fleury. J'allai d'abord à la Riccia, j'y fis une charmante promenade dans les bois, qui sont superbes et fort pittoresques. On y trouve une quantité de beaux arbres très anciens et une jolie fontaine. Après avoir couru quelque temps, nous louâmes à Genesano une maison qui était justement ce qu'il nous fallait. Cette maison avait appartenu à Carle Maratte; on voyait sur les murailles d'une grande salle, diverses compositions tracées par lui, ce qui me la rendait précieuse. Nous allâmes l'habiter en commun, la duchesse et moi, et nous faisions très bon ménage.
Dès que nous fûmes établies, les courses dans les environs commencèrent. Nous avions loué trois ânes; car ma fille voulait toujours être de nos parties: nous allâmes d'abord au lac d'Albano; il est très spacieux, et l'on parcourt avec délices les hauteurs qui l'avoisinent. Cette promenade s'appelle la Galerie d'Albano. Nous lui préférâmes bientôt néanmoins les bords du charmant lac de Némi, à gauche duquel on voit un temple de Diane, dont le soubassement est recouvert par les eaux. Ce lac a quatre milles de circuit, il est comme encaissé dans un fond qu'entoure une si riche végétation, que les sentiers sont bordés de mille fleurs odorantes. Sur la hauteur se montre la ville de Némi, surmontée d'une tour et d'un aqueduc. Nous vîmes un jour une procession sortir des rues de la ville, et parcourir le chemin qui tourne la montagne; je n'ai pas de souvenir plus pittoresque que celui-là. Une autre fois, nous entrâmes dans un cimetière où des têtes de morts étaient rangées avec ordre: madame de Fleury ne pouvait quitter ces têtes; quant à moi, je ne les regardais pas volontiers.
Les arbres qui entourent le lac de Némi sont énormes; il y en a de si vieux, que leur tronc, leurs branches, sont desséchés et blanchis par le temps. Nous fîmes la partie de venir les contempler au clair de lune, et ma fille voulut nous accompagner. On ne peut rien voir de plus charmant que l'effet produit par ces arbres, portant des ombres sur les eaux du lac. Nous restâmes long-temps en admiration; mais plus loin, comme nous suivions un sentier, ces mêmes arbres, ayant été agités par le vent, prirent tout-à-fait l'aspect de grands spectres qui nous menaçaient; ma pauvre enfant se mourait de peur; elle me disait toute tremblante: « Ils sont vivans, maman, je t'assure qu'ils sont vivans. »
En certaines circonstances, il faut l'avouer, ma compagne et moi n'étions pas beaucoup plus braves que ma fille, témoin l'aventure suivante: étant allées un jour nous promener toutes deux dans les bois de la Riccia, nous prîmes, pour gagner un grand vallon situé près de là, un chemin dans lequel on voit à droite et à gauche plusieurs tombeaux anciens garnis de lierre. Ce chemin est fort isolé. Tout à coup nous apercevons venir derrière nous un homme qui nous sembla avoir tout l'air d'un brigand. Nous pressons le pas, cet homme nous poursuit; dans la terreur que nous éprouvons, voulant faire croire que nos domestiques ne sont pas éloignés, la duchesse appelle Francisco, moi, Germain; mais l'ennemi approchait toujours, et, trop sûres que ceux que nous appelions ne viendraient pas, nous nous mîmes à gravir la montagne en courant de toutes nos forces, pour regagner le grand chemin qui se trouve sur la hauteur. Je n'ai jamais su si celui qui nous forçait à nous essouffler de la sorte était un brigand ou le plus honnête homme du monde.
(1) Ces deux tableaux étaient le portrait de Robert, sa palette à la main, et le mien tenant ma fille dans mes bras.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835