Yolande Gabrielle Martine, duchesse de Polignac
Louise-Elisabeth Vigée Lebrun - 1787
CHAPITRE XII
Je vais me loger dans la ville.— Portraits que je fais à Vienne.— Bienfaisance des Viennois.— Musée royal.— Le Prater.— Schoenbrunn.— Beaux parcs des environs de Vienne.— Les bals.— Le jour de l'an.— Le prince d'Esterhazy.— La princesse maréchale Lubomirska.— La comtesse de Rombec.— Mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette.— Mort de madame de Polignac
Monsieur et madame Bistri devant retourner en Pologne, j'allai louer un logement dans l'intérieur de Vienne. Je n'aurais pu d'ailleurs continuer à habiter un faubourg; car pour me rendre à la ville, il me fallait traverser les remparts, les glacis, où le vent constant et furieux élevait une énorme poussière qui me faisait très mal aux yeux; aussi le dicton de Vienne est-il qu'il y a dans cette ville trois causes de mort: le vent, la poussière et la valse. Le fait est que la traversée de ces remparts était alors une horrible chose; maintenant, m'a-t-on dit, ils sont plantés de beaux arbres, et cet endroit sec et aride est devenu une immense et superbe promenade.
Je m'établis dans un logement à ma convenance, et j'y fis aussitôt le portrait de la fille de l'ambassadeur d'Espagne, mademoiselle de Kaguenek, qui était âgée de seize ans et très jolie, ainsi que ceux du baron et de la baronne de Strogonoff. Ma Sibylle, que l'on venait en foule voir chez moi, ne contribua pas peu, j'imagine, à décider beaucoup de personnes à me demander de les peindre; car j'ai beaucoup travaillé à Vienne. En tout, il me serait difficile d'exprimer toute la reconnaissance que je conserve du bon accueil que j'ai reçu dans cette ville. Non seulement les Viennois ont témoigné de l'affection pour ma personne, mais ils mettaient de la coquetterie à placer mes tableaux d'une manière qui leur fût favorable. Je me souviens, par exemple, que le prince Paar, à qui l'on avait porté le grand portrait que je venais de faire de sa soeur, l'aimable et bonne comtesse Dubuquoi, m'invita à venir voir ce portrait chez lui. Je trouvai le tableau placé dans son salon, et comme les boiseries étaient peintes en blanc, ce qui tue la peinture, il avait fait poser une large draperie verte qui entourait tout le cadre et retombait dessous. En outre, pour le soir, il avait fait faire un candélabre à plusieurs bougies, portant un garde-vue, et disposé de façon que toute la lumière ne se reflétait que sur le portrait. Il est inutile de dire combien un peintre doit être sensible à ce genre de galanterie.
La bonne compagnie de Vienne et la bonne compagnie de Paris étaient alors exactement la même pour le ton et pour les usages. Quant au peuple, nulle part je ne l'ai vu avoir cet air de bonheur et d'aisance, qui n'a cessé de me réjouir les yeux pendant mon séjour dans cette grande ville. Soit à Vienne, soit dans les campagnes qui l'environnent, je n'ai jamais rencontré un mendiant; les hommes de peine, les paysans, les rouliers, tous sont bien vêtus. On juge d'abord qu'ils vivent sous un gouvernement paternel. Il est bien vrai qu'il en est ainsi; et de plus, les riches familles viennoises, dont quelques-unes ont des fortunes colossales, dépensent leurs revenus de la manière la plus honorable et la plus utile aux pauvres. On fait prodigieusement travailler, et la bienfaisance est une vertu commune à toutes les classes aisées. Un de mes grands sujets d'étonnement a été, la première fois que j'allai au spectacle à Vienne, de voir plusieurs dames, entre autres la belle comtesse Kinski, tricoter de gros bas dans leurs loges; je trouvais cela fort étrange; mais quand on m'eut dit que ces bas étaient pour les pauvres, j'ai pris plaisir depuis, à voir les plus jeunes et les plus jolies femmes travailler ainsi, d'autant qu'elles tricotent tout en s'occupant d'autre chose, sans même regarder leur ouvrage et avec une vitesse prodigieuse.
Vienne, dont l'étendue est considérable, si l'on y comprend ses trente-deux faubourgs, est remplie de fort beaux palais. Le Musée impérial possède des tableaux des plus grands maîtres que j'ai bien souvent été admirer ainsi que tous ceux du prince Lichtenstein. Cette dernière galerie se compose de sept salles, dont une ne renferme que des tableaux de Vandick, et les autres, plusieurs beaux Titien, Caravage, Rubens, Canaletti, etc., etc.; il se trouve aussi quelques chefs-d'œuvre de ce grand maître dans le Musée impérial.
On a dit avec raison que le Prater était une des plus belles promenades connues. Elle consiste en une longue et magnifique allée dans laquelle circulent un grand nombre de voitures élégantes, et de chaque côté sont, beaucoup de personnes assises, ainsi qu'on en voit dans la grande allée des Tuileries. Mais ce qui rend le Prater plus agréable et plus pittoresque, c'est que son allée conduit à un bois, peu ombragé et plein de cerfs, si apprivoisés, qu'on les approche sans les effrayer. On voit encore une autre promenade sur les bords du Danube, où tous les dimanches se réunissent diverses sociétés bourgeoises pour y manger des poulets frits. Le parc de Schoenbrunn est aussi très fréquenté, surtout le dimanche. Ses belles allées, et les repos pittoresques que l'on trouve sur les hauteurs à l'extrémité du parc, en font une promenade charmante. On y rencontre fort souvent de jeunes couples se promenant en tête-à-tête, ce que l'on respecte en s'éloignant; car presque toujours ces promenades à Schoenbrunn sont des préludes de mariages convenus.Les environs de Vienne en général sont grandioses. On remarque surtout le parc du maréchal Lansdon, du maréchal Lassi, et celui du comte de Cobentzel. Tous les trois sont superbes, et dans un tout autre genre que les parcs anglais. Ces derniers sont plus uniformes, plus plats, et par conséquent moins pittoresques. Ceux des environs de Vienne ont des montagnes naturelles, boisées dans le haut; il s'y trouve des ravins profonds, que l'on traverse sur des ponts d'une forme élégante, des rivières naturelles et des cascades brillantes qui descendent avec rapidité des hauteurs
À Vienne, je suis allée à plusieurs bals, particulièrement à ceux que donnait l'ambassadeur de Russie, le comte de Rasowmoffski, qu'on pouvait appeler des fêtes charmantes. On y dansait la valse avec une telle fureur, que je ne pouvais concevoir comment toutes ces personnes, en tournant de la sorte, ne s'étourdissaient pas au point de tomber; mais hommes et femmes sont tous si bien habitués à ce violent exercice, qu'ils ne s'en reposent pas un seul moment, tant que dure le bal. On dansait souvent aussi la polonaise, beaucoup moins fatigante; car cette danse n'est autre chose qu'une promenade pour laquelle on marche tranquillement deux à deux. Celle-ci convient à merveille aux jolies femmes, dont on a tout le temps d'admirer la taille et le visage.
Je voulus aussi voir un grand bal de la cour. L'empereur François II avait épousé en secondes noces Marie-Thérèse des Deux-Siciles, fille de la reine de Naples. J'avais peint cette princesse en 1792; mais je la retrouvais si changée qu'en la revoyant dans ce bal, j'eus peine à la reconnaître. Son nez s'était allongé, et ses joues s'étaient aplaties au point qu'elle ressemblait alors à son père. Je regrettai pour elle qu'elle n'eût pas conservé les traits de sa mère, qui, je crois l'avoir déjà dit, rappelait beaucoup notre charmante reine de France.
Il se donnait à Vienne de superbes concerts, et j'en ai entendu plusieurs. Dans l'un d'eux, on exécuta d'abord, à grand orchestre et avec une rare perfection, une des plus belles symphonies d'Haydn; puis je vis s'approcher du piano une ancienne cantatrice du temps de Marie-Thérèse, à qui j'aurais bien donné cent ans, quoiqu'elle me parût, à ma grande surprise, s'apprêter à chanter. Je tremblais que la pauvre vieille ne pût faire entendre deux notes de suite; mais dès qu'elle eut commencé le récitatif, son âge, sa laideur, tout disparut; son visage prit une expression superbe, et elle chanta si parfaitement bien, que nous étions tous dans l'admiration. J'avoue que je fus stupéfaite; je croyais assister à l'opération d'un miracle.
Le premier jour de l'an est très brillant à Vienne. On voit alors une grande quantité de Hongrois dans leur élégant costume, ce qui leur sied à merveille, attendu qu'en général ils sont grands et bien faits. Un des plus remarquables était le prince d'Esterhazy; je l'ai vu passer, monté sur un cheval richement caparaçonné, couvert d'une housse parsemée de diamans. L'habit du prince était d'une richesse analogue, et comme il faisait grand soleil, les yeux étaient vraiment éblouis d'une telle magnificence.
Une société fort agréable, était celle des Polonaises; presque toutes sont aimables et jolies, et j'ai peint quelques-unes des plus belles. On les trouvait réunies le plus souvent chez la princesse Lubomirska, que j'avais connue à Paris, à l'époque où je fis le portrait de son neveu en Amour de la gloire, et chez laquelle j'allais beaucoup à Vienne. Elle tenait une des maisons les plus brillantes de cette ville, où elle donnait de très beaux concerts et des bals charmans. J'ai vu aussi une grande réunion de Polonaises chez la princesse Czartorinska, qui recevait à merveille. Son mari était fort aimable, et leur fils, que je connus alors, a été depuis ministre à Pétersbourg.
Une personne que je retrouvais avec bonheur à Vienne, c'était madame la comtesse de Brionne, princesse de Lorraine. Elle avait été parfaite pour moi dès ma plus grande jeunesse, et je repris la douce habitude d'aller souvent souper chez elle, où je rencontrais fréquemment ce vaillant prince de Nassau, si terrible dans un combat, si doux et si modeste dans un salon.
Je fréquentais aussi beaucoup la maison de la comtesse de Rombec, soeur du comte de Cobentzel. Madame de Rombec était la meilleure des femmes; elle avait de l'esprit et un naturel parfait, mettant son bonheur à soulager les malheureux: c'était chez elle que se faisaient toutes les quêtes, que se tiraient toutes les loteries destinées à secourir les infortunés; elle mettait à ces bonnes œuvres tant de grâce et de zèle, qu'il était impossible de ne pas lui ouvrir sa bourse. J'ai remarqué, au reste, que les quêtes faites dans les salons, sont un des moyens les plus efficaces pour venir au secours des pauvres. Aussi en ai-je trouvé l'usage établi dans tous les pays que j'ai parcourus. Je me souviens qu'à Rome, où je passais souvent la soirée chez la douce et bonne lady Cliford, je la vis un soir se lever, une bourse à la main, et faire le tour de son cercle, qui était fort nombreux. Lorsqu'elle approcha de moi, voyant que j'avais préparé mon offrande: «Non, me dit-elle, je quête pour un de nos compatriotes que nous ne connaissons pas, mais qui vient de perdre au jeu tout ce qu'il possédait; c'est à nous seuls de le secourir.» Je trouvai ce mot bien anglais.
La comtesse de Rombec réunissait dans son salon la société la plus distinguée de Vienne. C'est chez elle que j'ai vu le prince Metternich avec son fils, qui depuis est devenu premier ministre, mais qui n'était alors qu'un fort beau jeune homme. J'y ai retrouvé l'aimable prince de Ligne; il nous racontait le charmant voyage qu'il avait fait en Crimée avec l'impératrice Catherine II, et me donnait le désir de voir cette grande souveraine. J'y rencontrai aussi la duchesse de Guiche, dont le charmant visage n'avait pas changé. Sa mère, madame de Polignac, habitait constamment une campagne voisine de Vienne. C'est là qu'elle apprit la mort de Louis XVI, qui l'affecta au point que sa santé en fut très altérée; mais lorsqu'elle reçut l'affreuse nouvelle de celle de la reine, elle y succomba. Le chagrin la changea au point que sa charmante figure était devenue méconnaissable, et que l'on pouvait prévoir sa fin prochaine. Elle mourut en effet peu de temps après, laissant sa famille et plusieurs amis qui ne l'avaient pas quittée, inconsolables de sa perte.
Il est certain que je puis juger combien ce qui venait de se passer en France dut être affreux pour elle, par la douleur que j'en éprouvai moi-même. Je n'appris rien par les journaux, car je n'en lisais plus depuis le jour qu'ayant ouvert une gazette chez madame de Rombec, j'y trouvai les noms de neuf personnes de ma connaissance, qu'on avait guillotinées; on prenait même grand soin dans ma société de me cacher tous les papiers-nouvelles. J'appris donc l'horrible événement par mon frère, qui me l'écrivit sans ajouter aucun détail. Le coeur navré, il me dit seulement que Louis XVI et Marie-Antoinette étaient morts sur l'échafaud! Depuis, par pitié pour moi, je me suis toujours gardée de faire la moindre question sur tout ce qui a pu accompagner ou précéder cet affreux assassinat, en sorte que je ne saurais rien de plus aujourd'hui sans un fait dont je parlerai plus tard.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835