Stanisław August Poniatowski (Roi de Pologne)
Marcello Bacciarelli
CHAPITRE II
Portrait de l'impératrice Marie.— Les grands-ducs.— Le grand archimandrite.— Fête à Péterhoff.— Le roi de Pologne.— Sa mort.— Joseph Poniatowski.
L'empereur m'avait commandé de faire le portrait de l'impératrice sa femme, que je représentai en pied, portant un costume de cour et une couronne de diamans sur la tête. Je n'aime point à peindre des diamans, le pinceau ne saurait en rendre l'éclat. Toutefois, en faisant pour fond un grand rideau de velours cramoisi, qui me donnait un ton vigoureux dont j'avais besoin pour faire ressortir la couronne, je parvins à la faire briller autant que possible. Lorsque je fis venir ce tableau chez moi pour terminer les accessoires, on voulut me prêter avec l'habit de cour tous les diamans qui l'ornaient; mais il y en avait pour une somme si considérable, que je refusai cette marque de confiance, qui m'aurait fait vivre dans l'inquiétude; je préférai les peindre au palais, où je fis reporter mon tableau.
L'impératrice Marie était une fort belle femme; et son embonpoint lui conservait de la fraîcheur. Elle avait une taille élevée, pleine de noblesse, et de superbes cheveux blonds. Je me souviens de l'avoir vue dans un grand bal, ses beaux cheveux bouclés retombant de chaque côté sur ses épaules, et le dessus de la tête couronné de diamans. Cette grande et belle personne s'élevait majestueusement près de Paul qui lui donnait le bras, ce qui formait un contraste frappant. Le plus beau caractère se joignait à tant de beauté: l'impératrice Marie était vraiment la femme de l'Évangile, et ses vertus étaient si bien connues, qu'elle offre peut-être le seul exemple d'une femme que la calomnie n'osa jamais attaquer. J'avoue que j'étais fière de me trouver honorée de ses bontés, et que j'attachais un grand prix à la bienveillance qu'elle me témoignait en toute occasion.
Nos séances avaient lieu aussitôt après le dîner de la cour, en sorte que l'empereur et ses deux fils, Alexandre et Constantin, y assistaient habituellement. Ceci ne me causait aucune gêne, attendu que l'empereur, le seul qui aurait pu m'intimider, était fort aimable pour moi. Un jour que l'on vint servir le café comme j'étais déjà à mon chevalet, il m'en apporta lui-même une tasse, puis il attendit que je l'eusse bue pour la reprendre et la reporter. Il est vrai qu'une autre fois il me rendit témoin d'une scène assez burlesque. Je faisais placer un paravent derrière l'impératrice, pour me donner un fond tranquille. Dans un moment de repos, Paul se mit à faire mille gambades, absolument comme un singe; grattant le paravent et faisant mine de l'escalader. Ce jeu dura long-temps. Alexandre et Constantin me paraissaient souffrir de voir leur père faire des tours aussi grotesques, devant une étrangère, et moi-même j'étais mal à l'aise pour lui.
Pendant l'une des séances, l'impératrice fit venir ses deux plus jeunes fils, le grand-duc Nicolas et le grand-duc Michel. Je n'ai jamais vu un plus bel enfant que le grand-duc Nicolas (2). Je pourrais encore, je crois, le peindre de mémoire aujourd'hui, tant j'admirai ce charmant visage qui avait tous les caractères de la beauté grecque.
Je conserve de même le souvenir d'un type de beauté, dans un tout autre genre, puisqu'il s'agit d'un vieillard. Quoique l'empereur soit en Russie le chef suprême de la religion aussi bien que celui de l'administration et de l'armée, le pouvoir religieux est exercé sous lui par le premier pope, que l'on appelle le grand archimandrite, et qui est à peu près pour les Russes ce que le pape est pour nous. Depuis que j'habitais Pétersbourg, j'avais souvent entendu parler du mérite et des vertus de celui qui remplissait alors cette fonction, et un jour, plusieurs personnes de ma connaissance, qui allaient le voir, m'ayant proposé de me mener avec elles, j'acceptai l'offre avec empressement. De ma vie je ne me suis trouvée en présence d'un homme dont l'aspect m'ait autant imposé. Sa taille était grande et majestueuse; son beau visage, dont tous les traits avaient une régularité parfaite, offrait à la fois une expression de douceur et de dignité qu'on ne saurait peindre, et une longue barbe blanche, qui tombait plus bas que la poitrine, ajoutait encore au caractère vénérable de cette superbe tête. Son costume était simple et noble. Il portait une longue robe blanche, coupée du haut en bas sur le devant par une large bande d'étoffe noire, sur laquelle ressortait admirablement la blancheur de sa barbe, et sa démarche, ses gestes, son regard, enfin tout en lui imprimait le respect dès le premier abord.
Le grand archimandrite en effet était un homme supérieur. Il avait beaucoup d'esprit, une prodigieuse instruction; il parlait plusieurs langues, et en outre, ses vertus et sa bonté le faisaient chérir de tous ceux qui l'approchaient. La gravité de son état ne l'avait jamais empêché de se montrer aimable et gracieux avec le grand monde. Un jour, une des princesses Galitzin, qui était fort belle, l'ayant aperçu dans un jardin, courut se jeter à genoux devant lui. Le vieillard aussitôt cueillit une rose avec laquelle il lui donna sa bénédiction. Un de mes regrets, en quittant Pétersbourg, était celui de n'avoir point fait le portrait de l'archimandrite; car je ne crois pas qu'un peintre puisse rencontrer un plus beau modèle.
À l'époque dont je viens de parler, je vis célébrer à Péterhoff la fête de l'impératrice Marie, avec une grande magnificence. Il est vrai de dire que le lieu y prêtait beaucoup. Ce parc immense, ces belles eaux, ces superbes allées, dont une, entre autres, bordée d'arbres énormes, encadre la mer couverte de vaisseaux; toutes ces grandes beautés naturelles dont l'art a si admirablement bien tiré parti, font de Péterhoff un séjour qui tient de la féerie. Il faisait le plus beau temps du monde, et lorsque j'arrivai vers midi, je trouvai le parc rempli d'une foule immense. Les hommes et les femmes étaient costumés comme pour un bal de carnaval; mais personne n'avait de masque, à l'exception de l'empereur, qui était en domino rose. La cour se distinguait par la richesse et la diversité de ses costumes. Chacun ayant lutté de magnificence aussi bien que d'originalité, je n'ai jamais vu réunis tant de manteaux brodés d'or, tant de diamans et tant de plumes.
De distance en distance, des musiciens que l'on ne voyait point, charmaient l'oreille par les sons de cette ravissante musique de cors, que l'on n'entend qu'en Russie. Toutes les eaux jouaient, les eaux de Péterhoff sont magnifiques; je me souviens principalement d'une nappe d'eau prodigieuse, qui s'élance d'un énorme rocher dans un canal, de telle sorte qu'elle forme une large voûte sous laquelle on passait sans être mouillé. Lorsque le soir on illumina le château, le parc et les vaisseaux, on n'oublia point ce rocher, et c'est alors que l'effet devint vraiment magique; car il était impossible d'apercevoir les lampions dont la lumière brillantait sur cette immense voûte d'eau limpide qui retombait avec un bruit effrayant dans le canal. Le souvenir de cette journée m'est toujours resté, comme celui de la plus belle fête que puisse donner un souverain.
Ce dernier mot me conduit à parler d'un homme que j'ai vu fréquemment, pour lequel j'avais beaucoup d'amitié, et qui, après avoir porté la couronne, vivait alors à Pétersbourg en simple particulier. C'est Stanislas-Auguste Poniatowski, roi de Pologne. Dans ma première jeunesse j'avais entendu parler de ce prince, qui n'était pas encore monté sur le trône, par plusieurs personnes qui le voyaient chez madame Geoffrin où il allait souvent dîner. Tous ceux qui s'étaient trouvés avec lui à cette époque, faisaient l'éloge de son amabilité et de sa beauté. Pour son bonheur ou pour son malheur (il est difficile d'en décider), il fit un voyage à Pétersbourg, durant lequel Catherine s'éprit du beau Polonais, au point que, lorsqu'elle fut en possession du trône, elle l'aida de tout son pouvoir pour le faire roi de Pologne, et Poniatowski fut couronné le 7 septembre 1764. Il faut croire que l'amour chez une souveraine cède aisément à l'ambition, puisque l'on a vu cette même Catherine détruire bientôt son ouvrage, et renverser le monarque qu'elle avait si vivement protégé. La perte de la Pologne une fois décidée, Replin et Stakelberg, ambassadeurs russes, régnèrent de fait sur ce malheureux royaume, jusqu'au jour où il cessa d'exister. Leur cour était plus nombreuse que celle du prince qu'ils ne craignaient pas d'insulter sans cesse, et qui ne conservait que le titre de roi.
Poniatowski était aimable et bon, fort brave, mais peut-être manquait-il de l'énergie nécessaire pour contenir l'esprit de rébellion qui régnait dans ses États. Il fit tout pour se rendre agréable à la noblesse et au peuple, il y parvint même en partie; toutefois il existait tant d'élémens de désordre à l'intérieur, joints au plan formé par les trois grandes puissances environnantes pour s'emparer de la Pologne, que son triomphe eût été un miracle. Aussi le vit-on succomber et se retirer à Grodno, où il vivait d'une pension que lui faisaient la Russie, la Prusse et l'Autriche, qui venaient de se partager son royaume.
L'empereur Paul, après la mort de Catherine, invita Stanislas Poniatowski à venir à Pétersbourg pour assister à son couronnement. Pendant toute la cérémonie, qui fut très longue, on laissa l'ex-roi debout, ce qui, vu son âge avancé, fit peine à toutes les personnes qui étaient présentes. Paul, à la vérité, se montra plus aimable avec lui en l'engageant à rester à Pétersbourg, où il le logea dans le palais de marbre que l'on voit sur le beau quai de la Néva. Ce qui produisait un singulier rapprochement, c'est que ce palais se trouve situé presque en face de la forteresse où Catherine est enterrée.
Le roi de Pologne, au reste, était fort convenablement logé. Il s'était fait une société agréable, composée en grande partie de Français, auxquels il joignait quelques autres étrangers qu'il avait distingués. Il eut l'extrême bonté de me rechercher, de m'inviter à ses réunions intimes, et il m'appelait sa bonne amie, comme faisait à Vienne le prince Kaunitz. Rien ne me touchait autant que de l'entendre me répéter souvent qu'il aurait été heureux que j'eusse été à Varsovie lorsqu'il était encore roi; je savais en effet qu'à cette époque, quelqu'un lui disant que j'irais en Pologne, il répondit qu'il me traiterait avec la plus grande distinction; mais tout retour sur le passé me semblait devoir être pénible pour lui.
Stanislas Poniatowski était grand. Son beau visage exprimait la douceur et la bienveillance. Le son de sa voix était pénétrant, et sa marche avait infiniment de dignité sans aucune affectation. Il causait avec un charme tout particulier, possédant à un haut degré l'amour et la connaissance des lettres. Il aimait les arts avec tant de passion, qu'à Varsovie, lorsqu'il était roi, il allait sans cesse visiter les artistes supérieurs.
Sa bonté était vraiment sans pareille. Je me souviens d'en avoir reçu moi-même une preuve qui me rend un peu honteuse quand j'y pense. Il m'arrive, lorsque je suis à peindre, de ne plus voir dans le monde que mon modèle, ce qui m'a rendue plus d'une fois tout-à-fait grossière pour ceux qui viennent me troubler quand je travaille. Un matin que j'étais occupée à finir un portrait, le roi de Pologne vint pour me voir. Ayant entendu le bruit de plusieurs chevaux à ma porte, je me doutais bien que c'était lui qui me rendait une visite; mais j'étais tellement absorbée dans mon ouvrage, que je pris de l'humeur, et à tel point, qu'à l'instant où il entr'ouvrait ma porte, je lui criai: «Je n'y suis pas.» Le roi, sans rien dire, remit son manteau et partit. Quand j'eus quitté ma palette, et que je me rappelai de sang-froid ce que je venais de faire, je me le reprochai si vivement, que le soir même j'allai chez le roi de Pologne lui porter mes excuses, et chercher mon pardon. «Comme vous m'avez reçu ce matin!» me dit-il dès qu'il m'aperçut. Puis il ajouta de suite: «Je comprends parfaitement que lorsqu'on dérange un artiste bien occupé, on lui cause de l'impatience; aussi croyez bien que je ne vous en veux point du tout.» Et il me força à rester à souper, où il ne fut plus question de mes torts.
Je manquais rarement les petits soupers du roi de Pologne. Lord Withworth, ambassadeur d'Angleterre en Russie, et le marquis de Rivière y étaient aussi très fidèles. Nous préférions tous trois ces réunions intimes aux grandes cohues; car, après le souper, il s'établissait constamment une causerie charmante, que le roi surtout savait animer par une foule d'anecdotes pleines d'intérêt. Un soir que je m'étais rendue à l'invitation habituelle, je fus frappée du singulier changement que j'observai dans le regard de notre cher prince; son oeil gauche surtout me parut si terne que j'en fus effrayée. En sortant, je dis sur l'escalier à lord Withworth et au marquis de Rivière qui me donnait le bras: «Savez-vous que le roi m'inquiète beaucoup?--Pourquoi cela? me répondit-on, il paraissait être à merveille; il vient de causer comme à l'ordinaire.--J'ai le malheur d'être bonne physionomiste (3), repris-je, j'ai remarqué dans ses yeux un trouble extraordinaire. Le roi mourra bientôt.» Hélas! j'avais trop bien deviné; car le lendemain il fut frappé d'une attaque d'apoplexie, et peu de jours après on l'enterra dans la citadelle, près de Catherine. Je ne pus apprendre cette mort sans éprouver un chagrin bien réel, que partagèrent tous ceux qui avaient connu le roi de Pologne.
Stanislas Poniatowski ne s'était jamais marié; il avait une nièce et deux neveux. L'aîné de ces derniers, le prince Joseph Poniatowski, est bien connu par ses talens et par l'extrême bravoure qui l'ont fait surnommer le Bayard polonais. À l'époque où je l'ai connu à Pétersbourg, il pouvait avoir vingt-cinq à vingt-sept ans. Quoique son front fût déjà dégarni de cheveux, son visage était remarquablement beau. Tous ses traits, d'une régularité admirable, exprimaient la douceur et la noblesse d'ame. Il venait de déployer une si prodigieuse valeur, de si grandes connaissances militaires dans les dernières guerres contre les Turcs, que la voix publique le proclamait déjà grand capitaine, et je m'étonnais en le voyant qu'on pût avoir acquis si jeune une si haute réputation. Chacun enviait à Pétersbourg la joie de le recevoir et de le fêter. Dans un grand souper qu'on lui donna, auquel je fus invitée, toutes les femmes le pressant de faire faire son portrait par moi, il répondit avec une modestie qui a toujours été dans son caractère: « Il faut que je gagne plusieurs batailles avant de me faire peindre par madame Lebrun. »
Lorsque, plus tard, j'ai revu Joseph Poniatowski à Paris, je ne pouvais d'abord le reconnaître, tant il était changé. Il portait en outre une vilaine perruque qui achevait de le rendre méconnaissable. Toutefois sa renommée s'était accrue au point, qu'il pouvait se consoler d'avoir perdu sa beauté. Il se préparait alors à partir pour faire la guerre d'Allemagne sous Napoléon, dont, en sa qualité de Polonais, il était devenu l'allié fidèle. On sait assez quelle valeur il déploya dans les campagnes de 1812 et 1813, et quel événement funeste vint mettre un terme à cette noble carrière (4).
Le frère de Joseph Poniatowski ne lui ressemblait en aucune manière; il était grand, sec et froid. Je l'ai très peu vu à Pétersbourg, je me souviens pourtant qu'il vint un matin chez moi voir le portrait de la comtesse Strogonoff, et qu'il ne s'occupa que du cadre. Il avait pourtant de grandes prétentions à se connaître en peinture, et se laissait guider dans ses jugemens par un artiste qui dessinait très bien, mais qui se distinguait surtout en imitant les croquis de Raphaël, ce qui lui donnait un souverain mépris pour l'école française.
La nièce du roi de Pologne, madame Ménicheck, m'a constamment témoigné de l'obligeance, et je l'ai revue à Paris avec un grand plaisir. Elle me fit faire à Pétersbourg le portrait de sa fille (5), alors très enfant, que je peignis jouant avec son chien, et celui de son oncle, le roi de Pologne, costumé à la Henri IV. Le premier que j'avais fait de cet aimable prince, je l'ai gardé pour moi.
(2) L'empereur actuel.
(3) Il est fort rare que je me trompe à l'expression du regard. La dernière fois que je vis la duchesse de Mazarin, qui se portait à merveille et chez laquelle personne n'observait aucun changement, je dis à mon mari: «La duchesse ne vivra pas dans un mois;» ce qui arriva comme je l'avais prédit..
(4) Poniatowski, que Napoléon venait de nommer maréchal de France, quoiqu'il ne voulût d'autre titre que celui de chef des Polonais, venait de protéger la retraite de l'armée française, n'ayant avec lui que 760 hommes; blessé grièvement, il arriva sur les bords de l'Elster, dont par un funeste malentendu les Français avaient coupé le pont; il s'arrête, et l'ennemi lui criant de se rendre, il se jette dans le fleuve et disparaît.
(5) Celle qui est devenue depuis la princesse Radzivill.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835