Marc-Antoine Désaugiers
Gravure de J. M. Fontaine d'après un portrait par A. Deveria
CHAPITRE XIV
—Le grand portrait de la reine.— M. Briffaut.
— M. Aimé-Martin.— Désaugiers.— Gros.— Je fais le portrait de la duchesse de Berri.
Sous Bonaparte on avait relégué dans un coin du château de Versailles le grand portrait que j'avais fait de la reine entourée de ses enfans. Je partis un matin de Paris pour le voir. Arrivée à la grille des Princes, un custode me conduisit à la salle qui le renfermait, dont l'entrée était interdite au public, et le gardien qui nous ouvrit la porte, me reconnaissant pour m'avoir vue à Rome, s'écria: Ah! que je suis heureux de recevoir ici madame Lebrun! Cet homme s'empressa de retourner mon tableau, dont les figurés étaient placées contre le mur, attendu que Bonaparte, apprenant que beaucoup de personnes venaient le voir, avait ordonné qu'on l'enlevât. L'ordre, comme on le voit, était bien mal exécuté, puisque l'on continuait à le montrer, au point que le custode, quand je voulus lui donner quelque chose, me refusa avec obstination, disant que je lui faisais gagner assez d'argent.
À la restauration ce tableau fut exposé de nouveau au salon. Il représente Marie-Antoinette ayant près d'elle le premier dauphin, Madame, et tenant sur ses genoux le jeune duc de Normandie.
Je gardais chez moi un autre tableau représentant la reine, que j'avais fait sous le règne de Bonaparte. Marie-Antoinette y était peinte montant au ciel; à gauche, sur des nuages, on voit Louis XVI et deux anges, allusion aux deux enfans qu'il avait perdus. J'envoyai ce tableau à madame la vicomtesse de Chateaubriand, pour être mis dans l'établissement de Sainte-Thérèse, qu'elle a fondé. Madame de Chateaubriand le plaça dans la salle qui précède l'église, et voici la lettre qu'elle m'écrivit à ce sujet:
«Mercredi, Madame, je serai à vos ordres, et bien touchée du pieux pèlerinage que vous voulez bien entreprendre. Madame la comtesse de Choiseul a été contente de la place que nous destinons à votre admirable rêve. Pour moi je la voudrais meilleure; mais c'est du moins ce que nous avons de mieux dans le pauvre établissement qui vous devra un chef-d'œuvre.
«Agréez, je vous en supplie, Madame, l'expression de tous les sentimens de reconnaissance dont je me trouve heureuse de pouvoir vous réitérer l'assurance.»
«La vicomtesse DE CHATEAUBRIAND.
«Ce lundi 20 mai.»
Depuis que la paix de mon pays semblait assurée, je ne songeais plus à le quitter, et je partageais mon temps entre Paris et la campagne; car mon goût pour ma jolie maison de Louveciennes ne s'était pas affaibli; j'y passais huit mois de l'année. Là, ma vie s'écoulait le plus doucement du monde. Je peignais, je m'occupais de mon jardin, je faisais de longues promenades solitaires, et les dimanches je recevais mes amis.
J'aimais tant Louveciennes, que voulant y laisser un souvenir de moi, je peignis, pour son église, une sainte Geneviève. Madame de Genlis, qui sut que je m'occupais de cet ouvrage, eut l'amabilité de m'envoyer les vers suivans:
SAINTE GENEVIÈVE.
Prier Dieu, garder ses troupeaux,
Filer, rêver, contempler la nature,
Se reposer sur la verdure
Avec sa croix et ses fuseaux;
Tels furent ses plaisirs, tels furent ses travaux.
Innocente et sainte bergère,
À l'abri des méchans que ton sort fut heureux!
Combien doit t'envier à son heure dernière
Le mondain et l'ambitieux!
J'ai parlé de ses moeurs, j'ai parlé de sa vie,
Mais pour la peindre il fallait vos couleurs.
Et de vos pinceaux enchanteurs
La douce et brillante magie.
Je n'ai pu seulement qu'ébaucher le portrait
Dont votre art et votre génie
Offriront un tableau parfait.
Si je donnais des tableaux on m'en donnait aussi, et de la manière la plus aimable. J'avais souvent témoigné le désir que mes amis s'emparassent des panneaux de mon salon à Louveciennes pour m'y laisser un souvenir. Par un beau jour d'été, à quatre heures du matin, M. de Crespy-le-Prince, le baron de Feisthamel, M. de Rivière et ma nièce Eugénie Lebrun, se mirent silencieusement à l'ouvrage; à dix heures, chacun eut rempli son encadrement. On peut juger de ma surprise lorsqu'étant descendue pour déjeuner, j'entre dans mon salon et le trouve orné de ces charmantes peintures et de fleurs, car c'était le jour de ma fête. Les larmes me gagnèrent, ce fut le seul remerciement que reçurent mes amis.
À Paris, je n'avais point renoncé à mes soirées du samedi. La mort m'avait enlevé mon cher abbé Delille, et plusieurs autres gens de lettres qui long-temps en avaient fait le charme. Mais j'avais formé de nouvelles liaisons, dont quelques-unes m'étaient devenues bien chères. Je parlerai d'abord de M. Briffaut, que madame de Bawr avait présenté chez moi; M. Briffaut, aujourd'hui académicien, était l'auteur d'une tragédie jouée à la Comédie Française avec le plus grand succès (Ninus II), et d'une foule de vers charmans; il est certain que son talent seul m'aurait engagée à le rechercher, mais je ne pus le voir souvent sans m'attacher réellement à lui: outre qu'il est impossible de rencontrer un homme dont le commerce soit plus doux et plus sûr, il possède une qualité malheureusement fort rare parmi les gens de lettres; il est exempt d'envie, c'est dans toute la franchise de son ame qu'il se réjouit d'un succès en littérature, obtenu par un autre que lui, et jamais il ne critique amèrement l'ouvrage qui renferme quelques beautés.
Le style épistolaire de M. Briffaut est tout-à-fait remarquable sous les rapports de grâce et d'esprit. Lorsque j'habitais ma campagne et qu'il ne pouvait venir me voir, il m'écrivait; je puis dire que ses lettres me dédommageaient presque de son absence; amitié à part, il en est plusieurs qui peuvent être comparées à celles de madame de Sevigné; aussi les ai-je toutes gardées soigneusement.
Je voyais de même fort souvent M. Després et M. Aimé Martin. M. Després, un des hommes les plus spirituels que j'aie connus, fut rapidement enlevé à la société, qui regrettera toujours ses talens, son honorable caractère et sa conversation si brillante. M. Aimé Martin, j'espère, sera conservé long-temps à l'affection de ses amis, et à l'estime du public qui lui doit plusieurs ouvrages écrits du meilleur style, et pleins d'une morale attrayante.
On m'avait amené aussi M. Désaugiers. Son esprit, sa joyeuse figure suffisaient pour égayer un repas. J'eus le plaisir de lui donner quelquefois à dîner, et je me souviens que cette pauvre princesse Kourakin s'invitait toujours ces jours-là, disant que M. Désaugiers faisait ses délices; au dessert, il ne nous refusait jamais quelques unes de ses charmantes chansons. On sait qu'il en est un grand nombre que rien n'égale pour la verve et la franche gaieté; le comte de Forbin, qui les connaissait toutes, avait soin de lui demander les meilleures, et notre indiscrétion ne parvenait pas à lasser sa complaisance.
Les chansons de Désaugiers, c'était lui-même: ce poète joyeux offrait le type parfait de ce qu'on appelle un bon vivant: il aimait le plaisir, la table et le bon vin, quoiqu'il ne lui arrivât jamais de s'enivrer. On peut remarquer parfois au milieu d'un de ses couplets les plus gais, certain vers dont le sentiment vous mouille les yeux; cela tient à ce que Désaugiers était un excellent homme; heureux de vivre et de chanter, il n'a jamais connu ni l'envie, ni la médisance; il n'ambitionnait pas plus les places qu'il n'ambitionnait la fortune, et sans être riche il faisait du bien à sa famille, plus pauvre que lui.
Une personne avec laquelle je m'étais intimement liée était le célèbre peintre que notre art vient de perdre récemment. J'avais connu Gros qu'il avait à peine sept ans; à cette époque je fis son portrait, et j'eus lieu de reconnaître dans ses yeux enfantins son amour pour la peinture, et même son avenir comme grand coloriste. À mon retour en France, cependant, je n'en fus pas moins étonnée de retrouver l'enfant homme de génie et chef d'école. De ce moment commença entre nous une liaison que le temps n'a fait qu'accroître; car je trouvais dans Gros un noble et sincère ami. Son caractère franc et original apportait un grand charme dans nos relations; attendu qu'on pouvait compter sur la sincérité de ses éloges comme sur l'utilité de sa critique. Je reconnaissais l'amitié qu'il me témoignait, en prenant la part la plus vive à tous ses succès. Aussi fus-je bien heureuse de celui qu'il obtint pour son admirable peinture de la coupole de Sainte-Geneviève. Chacun sait que ce bel ouvrage excita l'enthousiasme du public et l'approbation du roi, qui nomma le grand peintre baron.
Gros était resté l'homme de la nature. Susceptible d'éprouver les sensations les plus vives, il se passionnait également pour une bonne action ou pour un bel ouvrage. Il se plaisait peu dans le grand monde; rarement il rompait le silence au milieu d'un cercle nombreux; mais il écoutait attentivement, et répondait par un seul mot toujours placé très à propos. Pour apprécier Gros, il fallait le voir dans l'intimité. Là son coeur se montrait à découvert, et ce coeur était noble et bon; une certaine rudesse de ton, qu'on lui a quelquefois reprochée, disparaissait entièrement. Sa conversation était d'autant plus piquante qu'il ne s'exprimait pas comme les autres hommes; il trouvait toujours des images pleines d'originalité et de force pour rendre sa pensée, et l'on peut dire de lui qu'il peignait en parlant.
La mort de Gros m'a fait éprouver une vive affliction. Peu de jours avant de nous quitter sans retour, il était venu dîner chez moi, et je remarquai avec peine qu'il prenait à coeur quelques critiques inconvenantes qu'il aurait dû mépriser. Comme artiste, comme amie, je regretterai toujours ce grand peintre, et le triste souvenir de sa mort violente rend mes regrets plus amers.
Je me suis laissée entraîner bien au-delà de l'époque de ma vie où j'avais conduit mes lecteurs. J'y reviens. En 1819 M. le duc de Berri marqua le désir de m'acheter ma Sibylle (49) qu'il avait vue à Londres, dans mon atelier, et quoique ce tableau fût peut-être celui de mes ouvrages auquel je tenais le plus, je m'empressai de le satisfaire. Plusieurs années après, je fis le portrait de madame la duchesse de Berri, qui me donnait ses séances aux Tuileries, avec une exactitude bien aimable, outre qu'il est impossible de se montrer plus gracieuse qu'elle ne l'était avec moi. Je n'oublierai jamais qu'un jour, pendant que je la peignais, elle me dit: «Attendez-moi un instant.» Et, se levant, elle alla dans sa bibliothèque chercher un livre où se trouvait un article à ma louange, qu'elle eut la bonté de me lire d'un bout à l'autre.
Pendant une de nos séances, M. le duc de Bordeaux vint apporter à sa mère son cahier d'étude sur lequel le maître avait écrit; très content. La duchesse lui donna deux louis. Alors le jeune prince, qui pouvait avoir six ans, se mit à sauter de joie, en s'écriant: «Voilà pour mes pauvres! et d'abord à ma vieille!» Quand il fut sorti, madame la duchesse de Berri me dit qu'il s'agissait d'une pauvre femme que son fils rencontrait souvent sur son chemin, et qu'il affectionnait particulièrement. Il était doux de voir cet enfant ressembler par sa bonté à une mère dont le coeur était toujours ouvert aux plaintes des malheureux.
Lorsque la duchesse me donnait séance, j'étais fort impatientée du grand nombre de personnes qui venaient faire des visites. Elle s'en aperçut, et fut assez bonne pour me dire: «Pourquoi ne m'avez-vous pas demandé d'aller poser chez vous?» Ce qu'elle fit pour les deux dernières séances. J'avoue que je ne pouvais me trouver l'objet d'une aussi douce bienveillance, sans comparer les heures que je consacrais à cette aimable princesse aux tristes heures que m'avait fait passer madame Murat.
J'ai fait deux portraits de madame la duchesse de Berri. Dans l'un, elle est habillée d'une robe de velours rouge, et dans l'autre, d'une robe de velours bleu. J'ignore ce que sont devenus ces portraits.
(49) La Sibylle n'a point été vendue à Rosny avec les autres tableaux de la duchesse de Berri, parce que, faisant partie de l'héritage du duc, elle appartient à son fils.
Extrait du livre :
Souvenirs de Madame Louise-Elisabeth Vigée Lebrun
Édition : Librairie de H. Fournier - Paris 1835